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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/318

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et de mœurs qu’il a peintes, c’est une espèce particulière de mœurs et d’âmes. Dans le vaste champ de l’art, il s’est fait un domaine propre, et après tant de plaidoyers, de biographies et de panégyriques, de rapprochemens et de commentaires, il reste peut-être à chercher ce qu’il était.

C’était une nature d’esprit extraordinaire, choquante pour toutes nos habitudes françaises ’analyse et de logique, toute-puissante, excessive, également souveraine dans le sublime et dans l’ignoble, la plus créatrice qui fut jamais dans la copie exacte du réel minutieux, dans les caprices éblouissans du fantastique, dans les complications profondes des passions surhumaines ; poétique immorale, inspirée, supérieure à la raison par les révélations improvisées de sa folie clairvoyante ; si extrême dans la douleur et dans la joie, d’une allure si brusque, d’une verve si tourmentée et si impétueuse, que ce grand siècle[1] a pu seul produire un tel enfant.

Connaissons l’homme d’abord, et par son style. Le style explique l’œuvre. En montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu’on a saisi la faculté maîtresse, on voit l’homme se développer comme une fleur.

Shakspeare imagine avec surabondance et avec excès. Il répand les métaphores à profusion sur tout ce qu’il écrit. À chaque instant, les idées abstraites se changent chez lui en images. C’est une série de peintures qui se déroule dans son esprit. Il ne les cherche pas, elles viennent d’elles-mêmes ; elles se pressent en lui, elles couvrent les raisonnemens, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la logique, Il ne travaille point à expliquer ni à prouver ; tableau sur tableau, image sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s’engendrent les unes les autres et s’accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquille[2] : « Chaque vie particulière est tenue de se garder contre le mal avec toute la force et toutes les armes de sa pensée ; à bien plus forte raison, l’âme de qui dépendent et sur qui reposent tant de vies. La mort de la majesté royale ne va pas seule. Comme un gouffre, elle entraîne après elle ce qui est près d’elle. C’est une roue massive fixée sur la cime de la plus haute montagne ; à ses rayons énormes sont attachées et emmortaisées dix mille choses moindres. Quand elle tombe, chaque petite dépendance, chaque mince annexe accompagne sa ruine bruyante. Quand le roi soupire, tout le royaume gémit. » Voilà trois images coup sur coup pour exprimer la même pensée. C’est une floraison ;

  1. Né en 1564, mort en 1616.
  2. Hamlet, III, sc. IV.