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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/323

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ignoble et cru ; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût : ; il supprimera la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique ; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l’espace, après avoir échangé d’éloquentes harangues et d’habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. Shakspeare fait tout le contraire, parce que son génie est tout l’opposé. Sa faculté unique est l’imagination passionnée délivrée des entraves de la raison et de la morale ; il s’y abandonne et ne trouve dans l’homme rien qu’il veuille retrancher. Il accepte la nature et la trouve belle tout entière ; il la peint dans ses petitesses, dans ses difformités, dans ses faiblesses, dans ses excès, dans ses dérèglemens et dans ses fureurs ; il montre l’homme à table, au lit, au jeu, ivre, fou, malade ; il ajoute les coulisses à la scène. Il ne songe point à ennoblir, mais à copier la vie humaine, et n’aspire qu’à rendre sa copie plus énergique et plus frappante que l’original. De là les mœurs de ce théâtre, et d’abord le manque de dignité. La dignité vient de l’empire exercé sur soi-même ; l’homme choisit dans ses gestes et dans ses actions les plus nobles, et ne se permet que celles-là. Les personnages de Shakspeare n’en choisissent aucune et se les permettent toutes. Ses rois sont hommes et pères de famille ; le terrible jaloux Léonatus, qui va ordonner le meurtre de sa femme et de son frère[1], joue comme un enfant avec son fils ; il le caresse, il lui donne tous les jolis petits noms d’amitié que disent les mères ; il ose être trivial ; Il est bavard comme une nourrice, il en a le langage et il en prend les soins.


… A-tu mouché ton nez ? — On dit qu’il ressemble au mien. Allons, capitaine, — il faut que nous soyons propres, bien propres, mon capitaine[2] — Venez ici, sire page. — Regardez-moi avec vos yeux bleus. Cher petit coquin ! — cher mignon ! En regardant — les traits de ce visage, il me semble que je reculais — de vingt-trois ans, et je me voyais sans culottes, — avec ma cotte de velours vert, ma dague muselée, — de peur qu’elle ne mordit son maître. — Combien alors je ressemblais à cette mauvaise herbe, — à ce polisson, à ce monsieur !… Mon frère, — gâtez-vous là-bas votre jeune prince — comme nous avons l’air de gâter le nôtre ?

POLYXENE. — Quand je suis chez moi, sire, — il fait toute mon occupation, toute ma gaieté, tout mon souci ; — tantôt mon ami de cœur, et tantôt mon ennemi juré ; — mon parasite, mon soldat, mon homme d’état, mon tout ; — il rend un jour de juillet aussi court qu’un jour de décembre ; — et, avec ses enfantillages sans fin, me guérit — de pensées qui glaceraient mon sang.

  1. Winters Tale, sc. Ière, act. Ier.
  2. Il y a ici un calembour intraduisible.