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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/335

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grondeur du roi Henri avec tant de naturel, qu’on le prendrait pour un roi ou pour un comédien. Ce gros bonhomme ventru, poltron, cynique, braillard, ivrogne, paillard, poète d’auberge, est un des favoris de Shakspeare. C’est que ses mœurs sont celles de la pure nature, et que l’esprit de Shakspeare est parent de son esprit.

La nature est dévergondée et grossière dans cette masse de chair, alourdie de vin et de graisse. Elle est délicate dans le corps délicat des femmes ; mais elle est aussi déraisonnable et aussi passionnée dans Desdémona que dans Falstaff. Les femmes de Shakspeare sont des enfans charmans, qui sentent avec excès et qui aiment avec folie. Elles ont des mouvemens d’abandon, de petites colères, de jolis mots d’amitié, des mutineries coquettes, une volubilité gracieuse qui rappellent le babil et la gentillesse des oiseaux. Les héroïnes de notre théâtre sont presque des hommes ; celles-ci sont des femmes et dans tout le sens du mot. On ne peut être plus imprudente que Desdémona. Elle s’est prise de compassion pour Cassio, et veut sa grâce passionnément, quoi qu’il advienne, que la chose soit juste ou non, qu’elle soit dangereuse ou non. Elle ne sait rien de toutes les lois des hommes, elle n’y pense pas. Tout ce qu’elle voit, c’est que Cassio est malheureux. « Sois tranquille, Cassio. Mon seigneur ne reposera plus. Je le tiendrai éveillé jusqu’à ce qu’il s’apprivoise. Je parlerai à lui faire perdre patience ; son lit lui semblera une école, sa table un confessionnal ; j’entremêlerai dans tout ce qu’il fera la requête de Cassio. » Elle demande sa grâce : « Non, pas maintenant, chère Desdémona ; une autre fois. — Mais sera-ce bientôt ? — Le plus tôt que je le pourrai, ma chère, pour l’amour de vous. — Sera-ce ce soir à souper ? — Non, pas ce soir. — Alors demain à dîner ? — Je ne dînerai pas à la maison. — Eh bien ! alors, demain soir, ou mardi matin, ou mardi après midi, ou le soir, ou mercredi matin. Je t’en prie, marque le temps ; mais que cela ne dépasse pas trois jours, car en vérité il est repentant. » Elle s’étonne un peu de se voir refusée ; elle le gronde. Il cède ; qui ne céderait pas en voyant l’air de reproche de ces beaux yeux boudeurs ? « Oh ! dit-elle avec une jolie moue, ceci n’est pas un don. C’est comme si je vous priais de porter vos gants, de vous tenir chaudement, ou de faire quelque autre chose agréable. » — Un instant après, quand il la prie de le laisser seul un instant, voyez l’innocente gaieté, la révérence preste, et ce ton badin de petite fille : « Vous refuserai-je ? Non, adieu, monseigneur. Emilia, viens. Soyez comme il vous plaira, je suis obéissante. » — Cette vivacité, cette pétulance n’empêchent pas la modestie craintive et la timidité silencieuse. Au contraire elles ont la même cause, qui est la sensibilité extrême. Celle qui sent promptement et beaucoup a plus de réserve et plus de passion que les autres ; elle éclate ou elle se