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justice, exigeait une plus équitable distribution de la lumière et de l’ombre. Choisir, c’est juger. L’historien de la révolution des Pays-Bas devait choisir ses figures principales, les placer au premier plan, les accuser par des contours vigoureux, et, pour la gloire ou pour l’infamie, les désigner de ses traits les plus fermes et de ses plus éclatantes couleurs. Dans le camp de l’absolutisme et de l’inquisition, le cardinal de Granvelle, Marguerite de Parme, le duc d’Albe et Philippe II ; dans le camp de la liberté, le comte d’Egmont, le comte de Homes, Louis de Nassau, le prince d’Orange et Bréderode : voilà, durant la période des troubles, les personnages qui occupent et remplissent le devant de la scène. Après eux viennent, d’un côté, Viglius, Armenteros, del Rio, Vargas, Berlaymont, d’Arenberg, Mansfeld et le comte de Meghem ; de l’autre, Hooghstraten, de Villers, de Berghes, Montigny, Marnix de Sainte-Aldegonde ; après les généraux, les lieutenans ; derrière les lieutenans, le peuple, les gueux des bois, les gueux de mer. Ces figures d’inégale importance, dans une œuvre bien ordonnée, n’auraient pas toutes le même rang, la même part d’espace et de jour. M. Juste les a mêlées et confondues. Tous les détails de son tableau sollicitent également le regard, que rien ne saisit et n’arrête, et sa Révolution des Pays-Bas, par une sorte de fausse exactitude et de vérité infidèle, ressemble trop, le dirai-je ? aux grandes batailles de M. Vernet.

Parmi ces personnages qu’on voudrait voir plus habilement groupés, il en est deux cependant qui appellent une attention particulière, et nous les choisirons pour donner une idée de l’intérêt qui s’attache à certaines parties du livre de M. Juste. Le premier, c’est le brillant et infortuné Lamoral, comte d’Egmont, prince de Gavre, baron de Gaesbeek, etc., né en 1522 au château de la Hamaide, décapité à Bruxelles le 5 juin 1568. « C’était, dit Brantôme, le seigneur de la plus belle façon et de la meilleure grâce que j’aie jamais vu parmi les grands. » Sa bravoure, éprouvée de bonne heure dans l’expédition de Charles-Quint en Afrique, avait décidé les victoires de Saint-Quentin et de Gravelines. L’Espagne, dans ses guerres contre la France, n’eut pas de capitaine plus dévoué, plus vaillant et plus heureux. La révolution des Pays-Bas n’eut pas de chef plus aimé et plus populaire. Cependant, par une destinée funeste, les services qu’il rendit à Philippe II, en assurant la prépondérance de l’Espagne, préparèrent l’asservissement de son pays, et, quand il se fit le champion de la liberté, ses habitudes de soldat et de courtisan, ses fausses idées de la discipline et de l’honneur, ses incertitudes, ses tergiversations, ses défaillances, en le perdant lui-même, faillirent plus d’une fois perdre la cause pour laquelle il donna sa vie. « Son esprit était altier, dit M. Juste ; mais il manquait d’étendue et de pénétration ; sa volonté, quoique dirigée ordinairement par des intentions droites et pures, était vacillante dans les circonstances graves, et ne suppléait point, par la vigueur des résolutions, à la prévoyance dont il était dépourvu. » Ses faiblesses mêmes, dont la révolution eut seule à souffrir, auraient dû, avec la mémoire de ses services passés, lui gagner sinon la reconnaissance, du moins la pitié de Philippe II. Il ne fut coupable qu’envers le parti national ; le maître étranger dont les scrupules de sa conscience timorée avaient facilité le triomphe le réhabilita en l’assassinant.

Le second de ces personnages, dont M. Juste a su nettement accuser la