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œuvres ont soulevé plus d’une objection légitime, aurait beau jeu pour réclamer. L’éloge le plus sincère de ses odes, de ses romans et de ses drames ne lui suffirait pas. Si par hasard son panégyriste s’avisait de prononcer les noms de Pindare, de Shakspeare et de Walter Scott, et négligeait d’ajouter qu’Hernani vaut Hamlet, Notre-Dame de Paris le roman d’Ivanhoé, l’Ode à la Colonne la plus belle Des Néméennes, il ne tarderait pas à se repentir de son imprudence. Cette omission, en effet, serait un dommage pour M. Victor Hugo. S’il lui plaisait de croire que Notre-Dame de Paris est au moins égale à Ivanhoé, le moindre doute à cet égard pourrait prendre à ses yeux le caractère d’un délit, et je ne vois pas trop comment on s’y prendrait pour lui donner tort et lui prouver qu’il se trompe. Romancier, poète lyrique et dramatique, s’il avait la fantaisie de marcher de pair avec Pindare, Shakspeare et Walter Scott, la critique serait obligée de s’incliner devant sa volonté.

Toutes les conséquences que je viens d’indiquer sont légitimes, logiques, rigoureuses. Si l’on consent une fois à transformer le poète et l’artiste en négociant, si l’on assimile la renommée au crédit, il faut se résigner aux dangers que je signale. Il n’y a pas moyen de ranger mes prévisions parmi les jeux d’esprit. Je ne raille pas, je ne traite pas légèrement une question grave, une question qui intéresse le développement de l’imagination, le sentiment et l’expression de la beauté; je me borne à tirer la conclusion des prémisses posées. Il s’agit de savoir si, en disant qu’un bras est mal dessiné, une tête mal modelée, une image mal choisie, une phrase mal faite, l’écrivain commet le même délit que s’il semait des bruits alarmans sur le crédit d’une maison de banque. Un assemblage de couleurs criardes, une faute de perspective, une incorrection de style franchement dénoncés sont-ils pour le poète et pour le peintre un dommage que la loi puisse mettre sur la même ligne et langer dans la même catégorie que la nouvelle d’un billet protesté? Je ne suis pas juriste, et je n’ai pas la prétention de raisonner sur le droit écrit; mais il me semble que pour résoudre les questions que je viens de poser, il est nécessaire d’établir une distinction entre l’artiste et le négociant. L’artiste vise à la renommée, le négociant vise à la richesse. La renommée, je ne l’ignore pas, peut devenir un instrument de. richesse, mais ce n’est là qu’un point de vue secondaire. Le négociant dont on ébranle le crédit par des rumeurs mensongères a le droit de se plaindre, et sa plainte doit être accueillie. Le peintre, le sculpteur ou le poète dont le talent est mis en question ne sont pas placés dans une condition pareille, lis auront beau dire que leur renommée est un capital, que la, discussion compromet leur crédit, paralyse leurs spéculations : personne n’acceptera leurs prétentions. Quiconque vise à la renommée doit se résigner au blâme; il n’y a pas