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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/657

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M. de Tocqueville a résolument abordé cette double question. Témoin de la réaction des esprits, mais supérieur aux faiblesses qui l’ont amenée, aux exagérations qu’elle engendre, aux erreurs qu’elle ressuscite, il a pensé cependant qu’elle valait la peine d’être approfondie dans son origine et dans ses motifs, que jamais rien de ce qui touche la destinée d’une société n’était définitivement connu, qu’il y avait toujours à apprendre, en voyant le présent, quelque chose du passé, que les faits accomplis n’étaient pas, après tout, des raisons péremptoires d’affirmer la légitimité ou la nécessité de ce qui s’était tenté, et qu’on pouvait, dans les momens de halte, revenir sur ses pas au moins en regardant la carte, et comparer au point de départ le chemin parcouru, sans aucun parti pris, sans aucun vague désir de retourner en arrière et d’effacer sur le sable la trace de ses pas. Reculer peut être faiblesse, persister entêtement. M. de Tocqueville le sait, et, en commençant un examen redoutable, il s’est préparé à tout. Il professe la maxime courageuse d’Algernon Sidney. « Aucune conséquence ne peut détruire une vérité. » On sait, par des preuves qui ne s’oublient pas, à quel degré il réunit tous les dons de l’observateur des choses humaines. Déjà il a décrit et jugé, en spectateur clairvoyant, impartial et décidé, la démocratie moderne sur la plus vaste scène, et quand il la regardait dans un autre hémisphère, il se la figurait dans celui-ci. Depuis lors, il l’a observée de nouveau sur la terre natale, il l’a vue à l’œuvre, il s’y est mis avec elle, il l’a servie, conseillée, éclairée, combattue. Aux qualités éminentes de l’écrivain politique il a joint l’expérience de l’homme politique, et de même que la spéculation ne l’avait pas égaré, la pratique ne l’a point abattu. Il ne s’est pas mis, comme tant de gens, à remplacer des illusions par des préjugés. S’étant préservé des unes, il n’a pas eu besoin des autres. C’est donc dans la liberté, dans la force, dans la maturité de sa raison, qu’il a entrepris l’examen comparatif de ces deux grands passés de la France, l’ancien régime et la révolution.

Il faut se rappeler l’idée fondamentale de son premier ouvrage. Il y a plus de vingt ans qu’appliquant cette idée à l’Europe, il terminait son livre sur l’Amérique par la conclusion dont voici les termes : « Ceux-là me semblent bien aveugles qui pensent retrouver la monarchie de Henri IV ou de Louis XIV. Quant à moi, lorsque je considère l’état où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes les autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt parmi elles il ne se trouvera plus de place que pour la liberté démocratique[1] ou pour la tyrannie des césars. » De cette pensée,

  1. Il ne faudrait pas croire que par cette expression l’auteur entendit exclusivement la liberté sous la forme républicaine. Il dit formellement dans le même chapitre qu’il croit, ailleurs qu’en Amérique, à la possibilité d’une alliance de la monarchie, de la démocratie et de la liberté.