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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/688

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REVUE DES DEUX MONDES.

sur une pierre, tantôt immobile et silencieux comme un fantôme, tantôt hurlant le désespoir et la mort, si bien que, la police commençant à prendre ombrage des conséquences qu’un pareil exemple pourrait avoir sur l’imagination inflammable des Siciliens, les choses étaient au moment de mal tourner pour le pauvre orphelin, lorsque la princesse des Ursins, touchée de tant d’infortunes, donna l’ordre qu’on l’amenât en Espagne, où elle le fit entrer au cloître d’Astorga. De là cette pâleur de son visage, de là cette mélancolie profondément empreinte dans ses œuvres : pâleur sincère, mélancolie qui n’a rien d’apprêté comme chez certains modernes. On lit sur ce front la marque d’une destinée tragique, on sent que cet homme a réellement souffert ce qu’il exprime, et que ses chansons, si futiles qu’elles soient, c’est d’une immense douleur qu’il les a tirées.

Sur ses commencemens et sur sa fin, l’obscurité plane. Son nom même reste une énigme. Philippe V en finit d’un seul coup avec le père et avec sa race : les armes, les trésors, les possessions héréditaires, tout, jusqu’au nom de la famille, disparut dans le gouffre de cette vengeance royale. C’est aux paisibles lieux de sa retraite, à ce cloître silencieux où l’art lui révéla ses secrets, qui devaient le rattacher à la vie, qu’Emmanuel emprunta ce nom d’Astorga auquel le fils du supplicié ajouta bientôt de nouveaux titres de noblesse capables de le consoler de ceux dont on l’avait frustré. Je l’ai dit, un égal nuage entoure le berceau et la tombe du maître. M. Riehl n’a lui-même rien à préciser sur ce point, et selon ses conjectures, ce serait dans un couvent de Bohême qu’Astorga aurait fini ses jours. On aime en effet à se le représenter achevant dans la méditation et la prière une vie si douloureusement éprouvée. Le voyez-vous par un beau jour de fête, assis à l’orgue et remplissant le sanctuaire des ineffables mélodies de son âme, où la foi seule a survécu ? Notre peintre Ary Scheffer a dans son atelier, en ce moment, une admirable composition qu’il intitule : les Douleurs humaines transfigurées, œuvre symphonique où reparaissent, nageant dans l’azur lumineux et dépouillant leurs voiles de tristesse à mesure qu’ils franchissent les degrés de l’invisible échelle de Jacob, tous les types dès longtemps chers à son imagination : sainte Monique et Francesca, Béatrix et Marguerite. — Ainsi je me figure les mélodies du frère Emmanuel montant au milieu d’un nuage d’encens sous la coupole tout embrasée des irradiations du soleil à travers les vitraux. Son âme, jadis en proie à tant d’orageuses tourmentes, a retrouvé le calme. Tout à l’heure, après l’office, il ira se promener au bois voisin, comme ce pieux moine de la légende que la voix du mystique oiseau endormit pour cent ans, et ses jours s’écouleront ainsi jusqu’au dernier entre les austères pratiques de l’ordre et les doux recueillemens au fond de sa cellule, quand les enivrantes bouffées du printemps s’exhalent de la terre renouvelée, et que les doigts errent vaguement au clair de lune sur les touches d’ivoire du clavier.

Commencée pour ainsi dire au cloître, ce sera donc aussi dans un cloître que s’achèvera cette existence ; mais, entre le point de départ et l’arrivée, l’incertitude cesse, et le roman s’ouvre sa voie.

De son couvent d’Espagne, Astorga passa à la cour du duc de Parme, où il reçut l’accueil le plus hospitalier, et voua désormais son temps à la pra-