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REVUE. — CHRONIQUE.

tique de l’art divin dont le pouvoir avait en quelque sorte dissipé les ténèbres de sa raison. Nommé maître de chant de la fille du souverain, il plut à la jeune princesse, et bientôt, la musique aidant, s’établit entre le poétique et beau jeune homme de génie et sa royale élève une de ces tendres liaisons comme en ont tant vu les petites cours d’Italie depuis l’ère mythologique des amours de Tasse et d’Éléonore. Seulement Astorga eut le bon esprit de savoir jouir de son bonheur sans en devenir fou, c’était assez d’avoir une fois perdu la tête, et s’il but à la coupe dangereuse dont s’enivra le merveilleux chantre de la Jérusalem, du moins cette ivresse ne porta pas dans ses sens le délire et la mort. D’ailleurs les mœurs s’étaient fort radoucies en Italie depuis le règne d’Alphonse d’Esté ; le père de l’imprudente princesse, lorsqu’il découvrit le crime, traita la chose en véritable philosophe. Se contentant de séparer les criminels, il envoya la jeune fille faire une retraite aux Ursulines, et s’empressa de procurer au damoiseau une place dans la chapelle impériale, de sorte que ce qui jadis eût irrésistiblement entraîné la perte du coupable lui valut d’être lancé d’un moment à l’autre dans le plus grand monde musical, et ce fut ainsi que l’artiste profita de la déconvenue de l’amoureux. La chapelle de la cour de Vienne, montée sur un très haut pied, était sans contredit à cette époque la meilleure école où pût se développer le talent d’un compositeur. Il faut dire aussi que l’empereur Léopold faisait de sa musique la plus importante affaire, et s’en occupait au point de négliger souvent la politique, donnant à ses chanteurs le pas sur ses ministres. On sait qu’à ce sujet sa mort fut digne de sa vie, et que, sentant venir sa dernière heure, il rassembla autour de son lit tous les musiciens de sa chapelle, et rendit l’âme au milieu d’un ravissant concert de voix et d’instrumens.

L’aventureux gentilhomme sicilien trouva dans Léopold un maître capable de l’apprécier ; l’empereur et lui se convenaient beaucoup, et la faveur du noble musicien grandissait tous les jours, lorsque la mort de son illustre protecteur y mit un terme. À dater de ce moment, Astorga quitte Vienne et court l’Europe, moins en artiste qu’en seigneur, menant partout grande chère et ne vivant qu’avec des princes. Si vagabonde pourtant qu’ait été sa promenade à travers le monde, il ne voulut jamais revoir sa patrie ; mais, tout explicable que puisse être cet éloignement qu’il nourrissait au fond du cœur pour son île natale, Astorga ne réussit point à l’oublier. Malgré lui, l’influence de la Sicile, terre mélodieuse qui devait plus tard produire cette autre élégante et mélancolique figure de Bellini, se retrouve dans ses compositions, dans ses rondos de si douce langueur, dont je ne sais quelle vague remémorance de la patrie lointaine semble régler le rhythme à six-huit. On songe involontairement, en écoulant cette musique de suave et plaintive tendresse, à la voix du nautonnier sicilien modulant au bruit cadencé de la rame cet O sanctissima que la tiède brise des mers emporte au large.

J’ai dit le caractère d’ineffable langueur que les événemens de sa vie ont imprimé aux ouvrages d’Astorga. Plus que toute autre de ses compositions, son admirable Stabat nous fournit la preuve de cette tristesse dominante qui n’abdique jamais, même au sein des gloires paradisiaques. N’est ce pas en effet une idée étrange d’avoir mis en mineur ces paroles toutes rayon-