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émanations occultes, par les pressentimens, par les songes, par les inquiétudes sans cause, les caprices sans nom dont elle agite l’être qu’elle va bouleverser dans toutes ses lois. Il me semble que Renaud est le jouet de cette mystérieuse puissance.

Je sais bien que nous sommes engagés dans une guerre qui offre aux âmes les plus fermes de redoutables épreuves. Le danger ici n’est pas cette brillante vision rêvée, aimée et recherchée par la jeunesse; c’est un compagnon dont le sombre aspect et la présence assidue finissent par attrister les plus joyeux et lasser les plus patiens. Sur deux jours, un seul appartient à peu près à la vie; l’autre, qui s’écoule dans les ravins, dans les tranchées, sous une pluie de feu, en face d’un ennemi que l’on ne voit pas, mais que l’on sent toujours, l’autre appartient vraiment à la mort. Eh bien! cependant, si parfois elle se voile un peu, notre gaieté. Dieu merci, cette gaieté qui est notre vertu, qui nous fait vivre, qui nous fera vaincre, n’est pas près encore de s’éclipser. Hier, dans sa rude et sérieuse existence, Renaud a eu quelques instans de plaisir qui m’ont fait goûter une joie singulière. J’étais comme ces mères indigentes qui savourent le bonheur de donner à leurs filles la joie rare et longtemps désirée d’un bal.

Je m’appelle Marc. Je dois ce nom du patron de Venise à la belle Maria Angela Bardoggi, qui se prit en Italie d’une passion violente pour le baron d’Hectal, mon grand-père, capitaine au service de Naples, et devint ma grand’mère après une fort longue série d’aventures, charme pieux et romanesque de mes jeunes années. Or c’est le 25 avril que tombe la Saint-Marc, et hier on a résolu, dans mon régiment, de m’offrir un dîner splendide : j’ai accepté avec reconnaissance cette affectueuse démonstration. Ce que le génie du soldat a de plus inventif s’est développé pour construire et disposer la salle du festin. Entre ma tente et les tranchées, au bord d’un ravin où n’arrivent plus maintenant que quelques bombes maladroites, quelques boulets extravagans, on a bâti avec des planches un abri assez vaste pour contenir tous mes officiers.

A six heures, nous nous sommes mis à table. Nous étions favorisés par un temps printanier. Il régnait sur le plateau de la Chersonnèse un vent doux et léger qui aurait suffi à peine pour soulever les voiles d’Iphigénie. La place, il est vrai, faisait un feu violent; mais le garde à vous n’a pas une seule fois annoncé quelque formidable incident. La mousqueterie était muette; l’artillerie, élevant seule cette voix qui est pour nous maintenant ce que la voix des mers peut être pour le pêcheur, nous disait que nous pouvions en toute sécurité tendre nos verres au vin de France. Au bout d’une heure, point de convive qui ne fût animé. Il ne faut point médire des réunions militaires. Au