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« — Je ne puis nier cela certainement, dit Charles ; je confesse que je me détourne souvent de la contemplation d’horreurs du genre de celles qui sont racontées dans les rapports des officiers de police et des chapelains de prisons par une sorte de peur d’être désagréablement troublé et une sorte de conviction désespérée que tout ce qu’on peut faire pour soulager la misère dans le monde est complètement insignifiant. Je suis enclin à me dire quelquefois : « Après tout, je n’ai pas fait l’univers ; pourquoi diable m’inquiéter de vouloir le faire marcher droit ? Je ne suis point responsable des tortures sous lesquelles gémit la création. Mieux vaut par conséquent fermer les yeux sur ce que je ne puis pas guérir. »

« — C’est une des suggestions les plus promptes de notre nature égoïste, répondit M. Williamson ; mais je suis sûr que vous n’y céderiez jamais. Il ne vous faut pas penser d’ailleurs que vous êtes la seule personne qui ait senti la tentation d’agir ainsi. Ma chère femme elle-même, lorsqu’elle commença à visiter et à soigner les pauvres, fut souvent sur le point d’abandonner cette tâche par désespoir ; mais l’amour du Christ la poussa à continuer, et cette tâche, qui d’abord lui avait été un devoir répugnant, fut enfin, par sa persévérance, transformée en habitude et en plaisir.

« — Pensez-vous donc, demanda Charles, qu’il n’y ait que les chrétiens qui puissent se dévouer sérieusement à l’exercice de la charité ?

« — Je n’irai pas aussi loin que cela, répondit M. Williamson, car je ne doute pas que l’intérêt de grandes entreprises philanthropiques ne puisse inspirer même à des païens la persévérance nécessaire à de telles œuvres : quoique n’ayant pas la loi, dans ces cas particuliers d’entreprises considérables ils trouveront une loi en eux-mêmes ; mais je n’ai jamais rencontré personne qui ait persévéré dans la tâche humble et sans gloire de consoler les douleurs et de soigner les maladies des pauvres ignorés, si ce n’est pour l’amour du Christ. Pour nous d’ailleurs, vous le savez, un pauvre est revêtu d’une sorte de sainteté sacramentelle, conformément au mot de l’Écriture : Christus in paupere. En outre n’oublions pas que la religion de la croix enlève, pour les vrais fidèles, tout aspect repoussant au spectacle de la douleur. »


Puisque je suis sur ce sujet de la supériorité de la morale chrétienne, j’aimerais à parler des vertus mondaines qu’elle engendre. Le fondement de la morale chrétienne étant la charité, toutes les qualités qui se rapportent de près ou de loin à cette vertu prennent une délicatesse de sensitive ; le tact se développe dans des proportions qui l’élèvent à la hauteur de l’intuition, et la simple politesse est un diminutif de l’amour du prochain. Mais comme rien n’est plus rare et en même temps plus commun qu’un chrétien mondain, surtout de notre temps, je m’abstiendrai de parler de ces vertus ; elles conviennent à trop peu d’âmes, et trop de personnes seraient tentées de se contempler et de se reconnaître dans ce miroir qui n’est point fait pour elles, pour qu’il soit utile d’insister.

Sur le chapitre de la morale humaine et de la morale chrétienne,