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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/786

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perdirent la moitié de leurs chevaux faute de les avoir ferrés à glace, et il nous arriva plus d’une fois d’en trouver qui, cette précaution prise, marchaient encore fort bien.

« Mais le bois commençait à être moins touffu. L’ennemi se forma en colonne et doubla le pas, afin de traverser une plaine et de gagner un château qui apparaissait au loin. Je renforçai mes flanqueurs. Les cosaques et les housards se mirent à harceler la colonne comme des hirondelles qui poursuivent un milan. Les rangs des Français s’éclaircissaient, et plusieurs des nôtres restaient sur le terrain. Cela finit par m’impatienter, et, lorsque nous fûmes au milieu de la plaine, je développai mes hommes afin de les lancer sur la colonne et d’enlever le canon. L’ennemi devina mon intention ; il se forma en carré et s’arrêta. Ma troupe était composée d’hommes aguerris et bien armés, mes sous-officiers surtout marchaient au feu comme à une parade ; mais on y regarde à deux fois avant de se jeter sur les baïonnettes d’un carré. Nous chargions d’ordinaire au trot ; une allure plus précipitée ne vaut rien : la troupe se débande, les chevaux se fatiguent ou s’emportent, et la poignée d’hommes qui atteint le front ennemi ne manque guère de se replier au plus vite. Jamais nous ne jetions de hourra. Il arrive presque toujours que les cavaliers les plus déterminés poussent ce cri avant les autres, et cela trouble les rangs, car les chevaux de ces têtes brûlées s’excitent à la voix de leurs maîtres. Après avoir rappelé ces principes à mes housards, je les lançai en avant. Les pas mesurés de leurs chevaux retentirent sur la surface gelée du terrain. Les banderoles ! de leurs lances (car nos housards portaient alors cette arme) flottaient au vent, et de temps à autre les cris de « alignez ! alignez ! » se faisaient entendre dans les rangs. Nous approchions de l’ennemi ; il gardait le plus profond silence. Bientôt nous pûmes voir distinctement les figures pâles et amaigries des Français inclinées sur les canons de leurs fusils. Lorsque nous fûmes à cent pas d’eux environ, je commandai « marche ! marche ! » et donnai l’exemple le sabre à la main. Au même instant, le cri de feu ! se fit entendre, et une volée de mitraille éclaircit nos rangs ; puis une fusillade bien nourrie enveloppa le carré d’un nuage de fumée. Nous tournâmes bride ; nos montures ne demandaient pas mieux. Trois charges consécutives eurent le même résultat : le carré ennemi était inébranlable. Pour ménager nos hommes, nous nous contentâmes de suivre l’ennemi en le harcelant de loin. »


La sauvagerie reprenait ainsi le dessus dans la seconde période de la guerre de 1812, où le soin de harceler l’armée française était remis surtout à des bandes indisciplinées. Une telle guerre n’avait rien de bien poétique, et tous les chants qu’elle a inspirés témoignent de l’impuissance de la muse à idéaliser les scènes racontées par MM. Marlinski et Glinka. L’Invalide, de M. Le baron Delvig[1], est un dialogue

  1. Ainsi que l’indique son nom, le baron Delvig était Allemand d’origine. Ce fut Pouchkine, avec lequel il avait été élevé au collège impérial de Tsarskoïé-Sélo, qui guida ses premiers pas dans la carrière littéraire. Il doit en grande partie à l’amitié de ce poète célèbre l’attention que l’on accorda à ses œuvres.