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achevant de manger un biscuit, vers la pièce indiquée. La physionomie et les allures de cette troupe d’hommes qui passent vivement à côté de vous en faisant résonner le sol sous leurs bottes ferrées sont bien dignes de remarque. Ces figures basanées, cette poitrine ouverte, ces membres musculeux et ces mouvemens toujours précis et mesurés, tout en eux exprime bien les caractères distinctifs du peuple russe, — la simplicité et la fermeté ; mais à ses traits nationaux il faut encore joindre la dignité personnelle et l’élévation de sentiment que donne l’habitude des dangers.

« Cependant le coup part en sifflant, et la terre tremble sous vos pieds ; puis un nuage de fumée vous enveloppe et donne un aspect étrange aux hommes qui s’agitent autour de vous. Si vous prêtez l’oreille aux propos qu’ils échangent entre eux, vous en saisirez qui expriment une joie cruelle, comme par exemple : « Ah ! le coup a porté en plein dans l’embrasure, et je crois qu’on emporte deux hommes ; » ou encore : « Voilà qu’il se fâche, il va nous en lâcher un à son tour. » Et en effet, quelques secondes après, vous voyez devant vous dans la plaine un nuage de fumée, un éclair, et à peine le factionnaire qui se tient près du parapet a-t-il crié pouchka (canon), qu’un boulet vient tomber sur la plate-forme et projette au loin des pierres et une boue épaisse. Le commandant de la batterie, irrité à son tour, donne ordre de faire jouer d’autres pièces. L’ennemi ne reste pas en arrière, et le spectacle auquel vous assistez devient de plus en plus animé. S’il arrive qu’on mette les mortiers de la partie, vous êtes saisi d’étonnement lorsque le cri d’alarme de la sentinelle est suivi d’un son strident qui ne rappelle en rien le sifflement aigu du boulet. Cependant le sol de la plate-forme s’entr’ouvre, et les éclats de projectiles volent autour de vous. Les émotions que l’on éprouve à ce terrible jeu sont très variées : un trouble involontaire vous saisit au moment où vous attendez l’arrivée d’un boulet ou d’une bombe ; mais le redoutable projectile a produit son effet et vous a épargné ; une secrète satisfaction vous pénètre pour quelques instans. Ces alternatives continuelles ne sont point sans charme, et les émotions qu’elles procurent augmentent naturellement avec le danger. »


Plusieurs mois se sont passés. Où en est Sébastopol ? Pour embrasser plus aisément dans le cadre d’un seul récit les divers aspects du siège à l’approche du dernier assaut, M. Tolstoï a mis en scène deux frères, l’un lieutenant d’infanterie, l’autre officier d’artillerie. Appelés par leur service à des postes différens, le lieutenant d’infanterie Koseltsof et son frère le sous-lieutenant d’artillerie Vladimir tombent tous deux, le jour de l’assaut, sous les balles des alliés ; mais quels incidens ont rempli les quelques semaines qui ont précédé leur mort héroïque ? Un récit simple et minutieux comme un journal nous l’apprend et nous montre dans toute leur vérité poignante les souffrances de la garnison assiégée aussi bien que ses vertus militaires, qui s’élèvent en ces momens terribles au niveau d’un suprême danger.

Ce petit drame s’ouvre par un prologue émouvant, l’arrivée des