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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/796

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deux lieutenans à Sébastopol. Nous faisons route d’abord avec Koseltsof, qui revient de Simphéropol, où une blessure reçue le 10 mai 1855 l’a retenu pendant plusieurs mois à l’hôpital. Du mois de mai au mois d’août, la situation de Sébastopol a bien changé. La telega qui transporte l’officier à Sébastopol se croise à chaque instant avec des convois de blessés et de mourans. Des soldats qui vont rejoindre leur corps encombrent la route. Soukovski, village tartare, est le dernier relai de poste qu’on rencontre de ce côté avant d’arriver à Sébastopol. Impossible de s’y procurer des chevaux. La maison de poste est en quelque sorte assiégée par des officiers qui vocifèrent contre le directeur sans obtenir d’autre réponse que celle-ci : « Il n’y a plus un seul chariot en état, et depuis trois jours les chevaux n’ont pas mangé un brin de foin ! » Koseltsof entre dans la salle, et voici le spectacle qui s’offre à ses yeux :


« Il régnait une confusion extrême ; la salle était pleine d’officiers de tout âge et de tout grade. Le lieutenant se mit à rouler une cigarette en promenant des regards attentifs autour de lui. À droite de la porte était une table sale et boiteuse où l’on avait placé deux samovars (bouilloires) souillés de vert de gris et des morceaux de sucres étalés sur du papier. Un groupe d’officiers entourait la table ; l’un d’eux, jeune homme encore imberbe, remplissait la théière. À ses côtés se tenait un officier qui coupait en morceaux une tranche de mouton, et nourrissait un capitaine amputé des deux bras. Plusieurs autres militaires de son âge étaient assis ou couchés dans le fond de la chambre. Un artilleur et un jeune chirurgien militaire comptaient de l’argent. Quelques denechtchiks[1] ronflaient sur le plancher ; d’autres se servaient des porte-manteaux. Le lieutenant ne trouva personne de sa connaissance dans cette nombreuse réunion ; c’étaient pour la plupart des jeunes gens qui sortaient des écoles militaires et allaient rejoindre l’armée.

« — Cependant, s’écria l’un d’eux, il est assez désagréable d’être couché comme nous le sommes presque en vue de la ville. Il va peut-être y avoir une affaire, et nous n’en serons pas.

« — Soyez tranquilles, lui répondit le capitaine, vous arriverez encore à temps.

« Le jeune homme se mit à boire du thé et ne lui répondit pas ; mais il le regarda avec une expression de respect. La figure calme, mais sévère, de ce vétéran, et surtout la triste condition dans laquelle il se trouvait, étaient bien propres en effet à inspirer un pareil sentiment.

« — Passerons-nous la nuit ici ? demanda à son voisin le jeune officier qui versait le thé, ou partirons-nous sans notre cheval ?

« — Je pense qu’il vaut mieux rester, répondit celui-ci.

« — Pensez-vous, lieutenant, continua le premier en s’adressant à Koseltsof, que nous ayons mal fait d’acheter une charrette et un cheval ? On nous a dit qu’à Sébastopol les chevaux étaient hors de prix.

  1. Soldats attachés au service des officiers.