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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/797

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« — On vous a probablement écorchés ?

« — C’est ce que je pense, car on nous a pris quatre-vingt-dix roubles. Il est vrai que le cheval est bon, quoiqu’il boite un peu ; mais on nous a dit que cela se passerait.

« — Ce n’est pas trop cher, lui répondit Koseltsof. Permettez-moi de vous demander de quelle école vous sortez. J’attends mon frère qui vient d’être nommé officier, et vous le connaissez peut-être… »


Le frère est dans la salle même ; on l’appelle. Un jeune homme s’avance lestement, et les deux lieutenans s’embrassent. Vladimir (c’est le nom du frère de Koseltsof) arrive de Pétersbourg ; il vient d’être nommé à la cinquième batterie d’artillerie légère. Vladimir et Koseltsof vont donc combattre côte à côte. Peu d’instans après s’être retrouvés, ils roulent ensemble vers Sébastopol. Bientôt ils aperçoivent la ville.


« Une mer immense bornait l’horizon, et çà et là quelques voiles blanches se déployaient au vent ; c’était la flotte ennemie. Le canon grondait toujours. Le jeune sous-lieutenant contemplait ce spectacle d’un air pensif. La charrette s’arrêta près du fort du Nord, où se trouvaient les bagages du régiment.

« L’officier qui commandait le dépôt habitait la nouvelle ville, réunion de baraques construites par les familles des marins. La tente qu’il y occupait était précédée d’une construction de branches sèches, dont le plafond et les côtés étaient garnis de tapis comme les logemens des officiers supérieurs. L’ameublement en était du reste fort simple : un lit de fer, sur lequel étaient roulées en désordre une pelisse et une couverture de laine rouge, une table, un miroir et quelques chaises, étaient les seuls meubles que l’on y voyait. Quelques bouteilles, les unes pleines, les autres vides, et des ustensiles de toilette en assez mauvais état, complétaient cet intérieur. Le commandant était assis devant la table ; il y comptait une pile d’assignats. C’était un homme de bonne mine ; mais son costume était pour le moment fort peu militaire. Il avait pour tout vêtement une chemise jaune et un pantalon en assez mauvais état.

« — Ah ! de l’argent ! s’écria Koseltsof en entrant, vous devriez bien m’en prêter la moitié.

« — Je le ferais avec plaisir s’il était à moi, lui répondit le comptable en s’empressant de serrer les assignats dans sa table ; mais vous savez bien que cet argent appartient à l’état. Tout ce que je puis vous offrir, c’est un verre de porter. — Et il fit signe à son denechtchik d’aller prendre une bouteille sous son lit.

« — Pourriez-vous me dire où est le régiment ?

« — J’ai vu Zeifer aujourd’hui ; il m’a dit, je crois, que l’on nous avait fait passer dans le bastion n° 5.

« — Vous n’en paraissez pas très sûr.

« — Ma foi non ; mais cela ne nous empêchera pas de boire un coup. — Allons ! debout, Osip Ignatief, ajouta-t-il en tournant la tête.