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dîner n’en fut pas moins très gai, et la conversation ne languit pas un seul instant. On parla d’abord de la bataille d’Inkerman, à laquelle la batterie avait pris part ; chacun raconta ce qu’il en savait et exposa les raisons auxquelles devait en être attribué l’insuccès ; mais lorsque le colonel prenait la parole, on l’écoutait en silence. Quelqu’un ayant abordé la question du calibre que devaient avoir les pièces légères, Vladimir trouva l’occasion de montrer qu’il avait suivi avec fruit les cours de l’école. Personne ne faisait la moindre allusion à l’état désespéré de la place ; il semblait que ce triste sujet eût été rejeté par une convention unanime. Vers la fin du repas, une bombe tomba près de la maison ; les murs et le plancher de la chambre où se trouvaient les dîneurs en furent ébranlés, et une odeur de poudre se répandit autour d’eux.

« — Vous ne connaissez point cela à Pétersbourg, dit le colonel à Vladimir, mais ici nous sommes habitués à ces surprises. Vlang, allez voir où elle est tombée.

« Le ïounker (sous-officier) mit le nez à la fenêtre et répondit que la bombe avait éclaté sur la place ; puis il se rassit, et il ne fut plus question de cet incident. Au moment où l’on allait se lever de table, un vieil écrivain, qui était attaché au service de la batterie, entra dans la chambre et remit trois lettres cachetées au colonel. L’une d’elles était très pressée ; elle avait été apportée par l’ordonnance du commandant en chef de l’artillerie. Le colonel se hâta de la décacheter, et tous les convives attendirent avec une assez vive impatience qu’il leur en communiquât le contenu. Il s’agissait peut-être de diriger toute la batterie sur les bastions, ou encore de quitter la ville.

« — Allons ! s’écria le colonel en froissant la lettre.

« — Qu’y a-t-il ? lui demanda vivement le capitaine.

« — On demande encore un officier avec des servans pour je ne sais quelle batterie de mortiers. Vous n’êtes plus que quatre, et vous savez que les servans nous manquent. Cependant il faut que l’un de vous marche ; le rendez-vous est à sept heures à l’ouvrage à cornes. Qui veut y aller ? Décidez-le, messieurs.

« — Tirons au sort, répondit le capitaine, c’est le plus simple.

« On y consentit ; un des officiers, Kraut, coupa des carrés de papier, les roula et les jeta dans une casquette militaire. Le capitaine se mit à plaisanter, et profita fort adroitement de cette circonstance pour demander au colonel de faire servir du vin en l’honneur de celui que le sort allait désigner. Ce fut par Vladimir que l’on commença ; il mit la main dans le bonnet, non sans une certaine émotion, et en tira un papier sur lequel Kraut avait mis : « Marcher. »

« — Allons ! et que Dieu vous protège ! lui dit le colonel en souriant. Vous allez vous faire au feu en quelques heures ; mais dépêchez-vous, et pour que vous ne vous ennuyiez pas, Vlang va vous accompagner pour le service des munitions.

« Ces derniers mots remplirent de joie le ïounker. Il s’éloigna pour faire ses préparatifs et revint bientôt trouver le sous-lieutenant qui achevait ses paquets. Il voulait à toute force lui faire emporter une pelisse, un hamac, un vieux numéro des Annales de la Patrie, qu’il avait rapporté de