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soldats partagent entre la causerie et le sommeil dans l’étroite enceinte du blindage. Ce mot désigne une chambre souterraine creusée dans le roc, recouverte d’énormes poutres de chêne, et où des lits de camp sont entassés dans un espace de deux sagènes cubiques, ou quatre mètres cubes environ. Une fois installé dans le blindage, le jeune lieutenant n’écoute pas sans intérêt les propos qu’on échange autour de lui ; le tambour allume le samovar, on se met à boire du thé, et le lieutenant, qui veut se rendre populaire, engage la conversation avec les rudes compagnons qui l’entourent. L’un d’eux s’enhardit jusqu’à lui rapporter une confidence qu’il tient, dit-il, d’un matelot bien informé. Il ne s’agirait de rien moins que de l’arrivée du frère du tsar, le grand-duc Constantin, « qui viendrait délivrer Sébastopol avec la flotte américaine ! » Un autre parle au contraire de la signature d’une trêve prochaine, qui doit durer deux semaines, pendant lesquelles il sera défendu de tirer, sous peine d’une amende de soixante-quinze copecks par coup. Une grande hilarité règne parmi les causeurs, malgré les bruits formidables qui ébranlent de temps à autre les voûtes du souterrain. A l’approche du matin, le lieutenant veut se dérober à l’atmosphère étouffante du blindage. Il sort et fait quelques pas sur le chemin de ronde. Le ciel est d’un bleu foncé, et les bombes y tracent à tout instant des sillons lumineux.


« En regardant du côté de la ville, on apercevait le toit d’un magasin à poudre devant lequel paraissaient par moment des hommes courbés vers le sol. Au sommet même de cette construction, on distinguait un personnage vêtu d’une redingote bourgeoise, et qui, les mains dans ses poches, était occupé à tasser sous ses pieds des sacs de terre qu’apportaient des soldats. Les bombes pleuvaient autour de la poudrière ; les soldats se baissaient ou se jetaient de côté ; l’homme à la redingote ne bougeait pas. — Qui est cet homme ? demanda Vladimir à un soldat.

« — Je n’en sais rien, mais je vais le demander.

« — C’est inutile, reste.

« Mais le soldat était déjà parti. Il s’approcha du personnage en question et se mit à causer avec lui, sans paraître plus soucieux que lui du danger auquel il s’exposait.

« — C’est le directeur de la poudrière, votre honneur, dit-il au lieutenant lorsqu’il l’eut rejoint. Il paraît que les bombes ont endommagé la voûte, et les fantassins apportent des sacs à terre.

« Quelquefois le lieutenant croyait qu’une bombe allait tomber à la porte même du blindage. Il s’abritait alors dans un des coudes du passage, et ne revenait à sa place qu’après avoir levé les yeux au ciel pour s’assurer qu’il n’y avait aucun danger pour lui. Il resta ainsi dehors pendant près de trois heures. Il finit par se rendre compte des lieux d’où partaient les coups de l’ennemi et des points sur lesquels ils étaient dirigés. »