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Le 8 septembre au matin[1], le lieutenant Vladimir se promène sur la plate-forme du bastion, attendant l’heure de reprendre son service. Le bombardement continue avec le même acharnement, et les soldats russes causent avec la même insouciance.


« Parmi les hommes qui se tenaient près du lieutenant étaient deux vieux militaires et un jeune soldat aux cheveux crépus, probablement un Juif. Ce dernier ramassa une balle, la nettoya avec un tesson de faïence, et se mit à y graver une croix dans la forme de la croix de Saint-George ; les autres le regardaient faire. Il réussissait à merveille.

« — Savez-vous bien, dit l’un d’eux, que si nous restons encore ici quelques mois, nous aurons tous fini notre temps lorsque la paix viendra ?

« — Sans doute, répondit l’autre. Il ne me restait plus que quatre ans à faire, et voilà plus de cinq mois que je suis à Sébastopol.

« — Ça ne compte pas pour la libération, ajouta un troisième ; ne le savez-vous pas ?

« Au même instant, un boulet passa en sifflant au-dessus du groupe, et s’enfonça à un mètre au plus d’un sergent qui s’avançait vers le blindage.

« — Un peu plus, dit un soldat, le sergent y passait.

« — Ça ne me tuera pas, répondit celui-ci.

« — Tiens, voilà la croix, dit le jeune soldat ; je te la donne pour ton courage.

« — Vous avez beau dire, reprit un des causeurs ; à la paix, il y aura une grande revue à Varsovie, et si l’on ne nous donne pas notre retraite, du moins nous aurons un congé temporaire.

« En ce moment, une balle vint en sifflant ricocher contre une pierre, devant l’entrée même du blindage.

« — Attendez jusqu’au soir, dit un soldat, et il y en aura peut-être plus d’un qui sera nettoyé. — Ces paroles furent accueillies par d’unanimes éclats de rire, cependant elles n’étaient que trop vraies. »


Le jour où se tenait cette conversation entre les artilleurs du bastion Kornilof était le jour même de l’assaut ; mais, le 8 septembre au matin, ni Vladimir ni son frère Koseltsof ne se doutaient que le siège touchait à sa fin.


« Koseltsof reposait encore fort paisiblement, lorsque des cris désespérés poussés du dehors vinrent le réveiller en sursaut.

« — L’assaut ! l’assaut ! criait-on de tous côtés autour de lui.

« Le ton de cet appel ne lui permettait pas de mettre le fait en doute ; il se leva précipitamment, et, après avoir échangé quelques mots avec un officier qui était resté dans la salle et ne se disposait point à en sortir, il courut à son poste. La canonnade avait cessé, mais le feu de la mousqueterie l’avait remplacée. Ce n’était point un feu roulant par intervalles, mais des décharges qui traversaient l’air comme des nuées d’oiseaux en automne.

  1. 27 août, selon le style russe.