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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/806

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de zouaves, est mort vaillamment en défendant ses pièces. Il ne reste de la batterie que quelques débris qu’on embarque sur un bateau à vapeur :


« Hommes, canons, chevaux et blessés, tout était confondu dans cet étroit espace. Le feu avait cessé ; le ciel était aussi pur que la veille, mais le vent s’était levé et agitait les eaux du golfe. On voyait des éclairs sillonner de temps en temps les bastions n° 1 et 2, et les explosions qui les suivaient projetaient en l’air une foule de pierres et des masses que l’on ne pouvait point distinguer. Des flammes s’élevaient près des docks, et leur lueur se projetait sur l’eau. Le pont flottant était encombré, et les tourbillons de flammes qui partaient de la batterie Nicolas en éclairaient l’entrée. Le même spectacle s’offrait aux regards dans la direction du cap Alexandre, et, plus loin dans la mer, brillaient les feux de la flotte ennemie. Personne ne soufflait mot sur le tillac, mais aux sifflemens de la vapeur et aux piétinemens des chevaux se mêlaient parfois les ordres du commandant et les gémissemens des blessés. »


Ici s’arrête le récit de M. Tolstoï. Ce que l’auteur y met surtout en lumière, c’est l’influence exercée par une grande responsabilité sur l’homme de guerre. Enlevés à la vie aventureuse et quelque peu romanesque du Caucase, les officiers même se montrent à Sébastopol graves et fermes. Ils ont oublié la jactance du capitaine Rosenkrantz. Quant aux soldats, pour les bien juger, il faut lire d’autres récits, ceux de M. Sokolski, par exemple, écrits presque sous la dictée des combattans et au milieu des fumées de la poudre. Comme tous les hommes que la civilisation moderne n’a point encore effleurés, le soldat et le paysan russe ont encore une vivacité d’imagination et une rectitude de jugement qui font oublier leur ignorance. On est surpris de l’intérêt qu’ils communiquent, sans y songer, à leurs moindres récits et des tours heureux qui se présentent à leur esprit. Un de ces soldats, par exemple, raconte l’affaire de Djourdjei, où les Russes débusquèrent les Turcs d’une position avantageuse sur les bords du Danube. Les Turcs, poussés dans le fleuve, furent massacrés ou noyés. Le récit du soldat est empreint d’une émotion douloureuse et naïve. Cet homme, condamné à frapper sans pitié, recule presque devant l’œuvre cruelle qu’il est forcé d’accomplir.


« — Nous en avons bien descendu là de six à sept cents ! dit le narrateur dont M. Sokolski a reçu les confidences. Ils s’étaient collés au bord du Danube comme des taracanes[1], et tombaient dans l’eau par bandes. L’eau est profonde, ils mouillaient leur poudre et ne pouvaient plus tirer. Alors nous les avons poussés à coups de fusil sous notre batterie, qui les a achevés. Il y en avait qui essayaient de passer le fleuve à la nage ; mais le

  1. Espèces de grillons qui tapissent par milliers les cabanes des paysans russes.