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L’emplacement que le bataillon occupait la veille était rempli d’une fumée si épaisse, que le lieutenant ne pouvait y rien distinguer ; mais il entendait autour de lui des cris de forcenés, et à tout instant il rencontrait des soldats de divers régimens les uns blessés, les autres marchant par bandes. Après avoir fait encore une trentaine de pas en courant au hasard, il trouva enfin sa compagnie.

« — En avant, mes enfans, en avant ! s’écria Koseltsof en tirant son sabre. Cet appel fut entendu. Une cinquantaine d’hommes accoururent autour de leur lieutenant, et celui-ci, s’étant mis à leur tête, s’élança dans les tranchées ; mais lorsque cette bande d’hommes décidés déboucha sur la plate-forme du bastion, une grêle de balles vint l’assaillir. Le lieutenant en reçut deux au même instant, il n’y fit aucune attention. Devant lui, à l’autre extrémité du bastion, se montraient au milieu de la fumée des soldats en uniforme rouge et parlant une langue étrangère ; l’un d’eux se dressait sur le parapet et criait en agitant quelque chose. Le lieutenant était certain d’être tué, et cette pensée soutenait son courage. Il avançait toujours… Au moment où il venait d’atteindre le parapet, il sentit une douleur violente qui lui serrait la poitrine et fut obligé de s’arrêter. Il s’appuya contre une embrasure, et, jetant les yeux dans la plaine, il vit avec un mouvement de joie bien naturel l’ennemi qui regagnait ses tranchées en désordre, jonchant la terre de morts et de blessés.

« Une demi-heure après, Koseltsof était étendu sur un brancard près de la caserne Nicolas. Quoique blessé, il ne se rendait point compte de son état ; mais il ressentait une soif ardente et éprouvait un grand besoin de repos. Un chirurgien, petit homme très replet, s’approcha de lui et déboutonna sa capote. Pendant que celui-ci examinait sa poitrine, Koseltsof suivait du coin de l’œil tous ses mouvemens, mais il ne ressentait aucune douleur. Le docteur dit quelques mots à l’oreille d’un prêtre qui se tenait à peu de distance de lui, une croix à la main, recouvrit la blessure, essuya ses mains sanglantes aux pans de sa redingote et s’avança vers un autre brancard. Le prêtre s’était approché de Koseltsof.

« — Est-ce que je suis blessé à mort ? lui demanda celui-ci.

« Le prêtre ne lui répondit pas. Il prononça une prière et lui tendit la croix à baiser. Le lieutenant prit la croix de ses mains affaiblies, la pressa contre son cœur, et quelques larmes mouillèrent ses paupières ; puis, essayant de se relever, il se tourna vers le prêtre :

« — L’ennemi est-il repoussé ? lui demanda-t-il.

« — Nous avons l’avantage sur tous les points, répliqua celui-ci, ne pensant point qu’il fût prudent d’annoncer au mourant que le drapeau français flottait sur la tour Malakof.

« — Dieu soit loué ! dit le blessé, et cette nouvelle parut ranimer ses forces. Puis, le souvenir de son frère s’étant présenté à sa pensée, il souhaita en lui-même que ce jeune homme eût comme lui rempli son devoir au prix de sa vie… »


Le vœu secret de Koseltsof a été exaucé, et Vladimir, que nous avons laissé dans le bastion Kornilof, surpris par un détachement