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camarades. Tu m’aimes, Marfoucha ? Eh bien ! laisse-moi partir, sinon cela finira mal.

« Approche-toi… donne-moi tes mains ; nous allons rester assis côte à côte. Tes yeux pleurent… Ah ! c’est leur sort… Mais il ne faut pas écouler les larmes ; elles conseillent mal… Cependant il m’en coûte bien de vous laisser là. Les fils sont petits, hélas ! la fille marche à peine.. Ah ! je me surprends quelquefois….. moi, une vieille moustache !… Oh ! je ne vous aurais jamais abandonnés pour un instant… Mais qu’y faire ?… Les circonstances le veulent ; l’empereur a besoin de fusils. Il faut que chacun se rende à la place où le devoir l’appelle… N’est-ce pas vrai ?… Eh bien ! toi aussi, tu as un devoir à remplir… La mort nous prend tous ; il faut qu’à ta dernière heure, tu n’aies rien à te reprocher. Avant tout, n’oublie jamais que tu es mère. Apprends à nos enfans à aimer Dieu et à nous respecter. Puis, sois sévère quand il le faut, sans pour cela faire comme la voisine, qui bat ses enfans à tout propos. Si je reste sur le champ de bataille (sois sûre d’ailleurs que je ne me laisserai pas faire comme un conscrit), ne manque pas de rappeler souvent à ces enfans que je savais me conduire. Tu me comprends ? mais en voilà assez ; que la volonté de Dieu s’accomplisse… En avant du pied gauche ! Le gouvernement ne vous oubliera pas ; il y a un oukaze qui nous le dit… Et qui sait ? Patiente un an ou deux ; ce n’est pas long… Tout se passera peut-être sans malheur, et alors tu verras comme nous serons heureux. Partout, dans les villes, le clergé sortira en grande cérémonie et au son des cloches, pour saluer les braves. Puis viendra le tour de la musique, des clairons ! Et quelle fête nous nous donnerons ! L’eau-de-vie coulera à flots… n’est-ce pas ?… Ah ! voilà que tu ris, ma vieille ?… Allons, vile à la besogne ; prépare-moi une fournée de gâteaux et ne ménage pas la farine ; il m’en faut pour la route. J’aurai tout le temps de manger les biscuits du gouvernement »


Les romans de M. Tolstoï, les confidences recueillies par M. Sokolski, ont rappelé l’attention sur tout un côté de la littérature russe qui depuis Pierre le Grand n’a pas été, on le voit, sans importance. L’originalité du soldat russe avait été méconnue par la plupart des écrivains qui lui avaient donné place dans leurs récits. Lomonosof et Kheraskof n’avaient vu dans la vie militaire qu’un thème à narrations épiques imitées de la Grèce et de Rome. Les chroniqueurs de 1812 n’observaient guère le soldat qu’aux heures de combat, et l’idéalisaient volontiers afin de mieux exalter l’enthousiasme patriotique. Marlinski et Lermontof lui prêtaient les allures sauvages des héros de Byron. Aujourd’hui le type vrai se dégage de toutes ces exagérations, et l’intérêt littéraire n’y a rien perdu. Quant à l’intérêt moral, est-il besoin d’indiquer ce qu’il y gagne ? Les tableaux que tracent M. Tolstoï et M. Sokolski peuvent-ils être tout à fait sans influence sur les hautes classes de la société russe ? Depuis plus d’un siècle, cette société est partagée en deux mondes qui se connaissent à peine ; dans l’un se trouvent les hommes à qui Pierre Ier a imposé les formes de la civilisation occidentale, dans l’autre tout le reste de la population, marchands, soldats et paysans. Les esprits