Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/814

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui s’étaient avancés avec le plus d’ardeur jusqu’à présent dans la nouvelle voie qu’on leur avait tracée commencent à considérer avec une curiosité croissante les classes qui sont demeurées fidèles aux coutumes de leurs pères. Cette curiosité, les écrivains qui étudient les mœurs populaires cherchent en même temps à la satisfaire et à l’entretenir ; quelques-uns d’entre eux ont songé à en profiter pour rétablir dans les rangs supérieurs de la société russe des formes depuis longtemps oubliées. Sous le nom de slavophiles, ils forment un petit groupe qui trouve piquant d’emprunter à la vieille Russie ses mœurs et ses costumes, faute de pouvoir rendre à leur pays quelques-unes de ses anciennes institutions. Cette prétention était d’une inconséquence vraiment étrange, et le ridicule en a fait justice ; les peuples subissent, il est vrai, des modifications très diverses, mais jamais ils ne reviennent sur leurs pas. Nous attendons un tout autre résultat des préoccupations littéraires que nous venons de signaler. Peut-être sont-elles destinées à préparer un changement bien désirable. Un homme d’une imagination souvent clairvoyante, le poète polonais Mickiewicz, a soutenu qu’en Russie la barbarie n’est point, comme on le dit trop souvent, dans les régions inférieures de la société, mais au sein des classes lettrées. Cette assertion n’est pas aussi paradoxale qu’on serait tenté de le croire. Ce n’est point par le goût des plaisirs raffinés, ni même par l’étendue et la variété des connaissances, que l’homme cultivé se distingue le plus du barbare, c’est par la valeur morale. Or il est certain qu’en Russie le peuple proprement dit l’emporte de beaucoup à cet égard sur les classes supérieures. On y rencontre à tout moment, sous le sarreau du paysan ou la capote du soldat, des qualités et des vertus qui étonnent, une intelligence des choses de ce monde, un dévouement pour ses semblables, une résignation vraiment surprenante, et souvent une fermeté héroïque. Rien ne prouve mieux combien la souffrance épure et fortifie les âmes vraiment religieuses. Que les écrivains russes continuent donc à mettre en évidence, comme ils le font, le mérite de cette population opprimée, qui depuis tant de siècles se sacrifie pour la prospérité du pays. Quand cette vérité aura été clairement démontrée à la face de toute l’Europe, le parti contraire aux réformes qui existe encore en Russie ne pourra plus, sans rougir, prolonger sa résistance, et devra travailler de concert avec le gouvernement impérial à préparer l’affranchissement des classes inférieures. L’heure alors viendrait bientôt où les paysans russes ne relèveraient que d’eux-mêmes, et l’esprit d’ordre qu’ils montrent sous les drapeaux serait une des bases les plus sûres pour le régime libéral qu’ils verraient succéder à tant de siècles d’oppression.


H. Delaveau.