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donc passé dans l’esprit des penseurs qui la dirigent ? On dirait qu’ils ont vu leurs espérances s’évanouir et que le découragement s’est emparé d’eux. À leur arrivée sur le sol de l’Inde, les prêtres aryens, les sacrificateurs-poètes, ceux qui chantaient les hymnes devant l’autel, à la face du peuple assemblé, paraissaient remplis d’enthousiasme et pleins de confiance dans les destinées de la nation conduite par eux. Tantôt ils célébraient les victoires de leurs guerriers, tantôt ils imploraient les dieux avec une secrète terreur, quand l’ennemi plus menaçant arrêtait leur marche vers le sud ; toujours ils se montraient au milieu des tribus aryennes, partageant leurs triomphes ou leurs périls. À mesure que le brahmane se cantonne dans ses privilèges de caste et se réfugie dans sa supériorité intellectuelle, il semble plus indifférent aux progrès de la nation qui grandit sous ses yeux. Il la dirige de haut, mais sans l’aimer, sans lui témoigner la sympathie qui relie entre elles les diverses classes d’un peuple et fait disparaître l’intervalle qui les sépare. Est-ce l’influence d’un climat dévorant qu’il faut accuser d’un changement si prompt ? Est-ce la paresse, est-ce le dépit qui pousse le brahmane au fond des forêts, dans ces ermitages décrits avec tant de complaisance par les poètes, comme pour mieux faire éclater le contraste entre la paix qui règne dans la solitude et le tumulte des villes et des palais ?

On peut admettre que ces deux causes agirent en même temps sur l’esprit des brahmanes. Le bonheur de ne rien faire, le loisir, privilège des grands en tout pays, consola sans doute les premiers-nés de Brahma du chagrin qu’ils éprouvaient de se voir exclus de la royauté. Exaltés par une méditation continuelle, surexcités aussi par l’aiguillon de la rancune, ils ne virent plus que le mal et le péché envahissant la société de toutes parts ; mais, si mécontens qu’ils fussent, leurs plaintes revêtaient encore des formes grandioses, et la poésie colorait de ses plus vives images leurs conceptions les plus décourageantes. Cherchant donc à expliquer l’inexplicable lutte du bien et du mal, ils inventèrent, en regard de la généalogie des vertus, celle des vices, qui aboutit à la mort, de même que le monde aboutit à la destruction.

Du créateur étaient sortis, au commencement, des êtres parfaits, au nombre de dix, qui furent les patriarches de la race aryenne, selon toute apparence. On les nomme les maîtres des créatures, pradjâpatis. L’un d’eux, nommé Dakcha, eut pour filles les vertus, la Foi, la Fermeté, la Résignation, l’Intelligence, etc., créatures lumineuses, reflétant l’éclat du créateur ; mais de l’ombre du grand-père des êtres, du sein des ténèbres, naquit une postérité tout opposée, négative en quelque sorte et impuissante dans le bien. Ce fut d’abord la Fausseté, qui, mariée à l’Impiété, donna le jour à un fils, la Fraude, et à une fille, la Tromperie. De ce couple, adopté par le