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le saint roi Outtânapâda vit revenir son fils aîné Dhrouva, qu’il croyait mort, il célébra son retour par des fêtes magnifiques. « Ayant vu la grandeur merveilleuse de son fils, il fut frappé d’un étonnement extrême ; — s’apercevant que Dhrouva croissait en âge et qu’il était vénéré de ses sujets et aimé du peuple, le roi l’établit maître de la terre. » Tel est le titre que Manou le législateur accorde aux brahmanes, et il ne signifie pas tout à fait roi. Dhrouva, devenu maître de la terre, laisse son frère Outtama gouverner les états de leur père commun, qui a abdiqué pour s’en aller mourir dans la forêt en méditant sur Brahma. Le roi Outtama aimait trop la chasse ; dans une excursion qu’il fait sur les versans de l’Himalaya, il est tué par un yakcha[1], et autant en advient à son orgueilleuse mère. À cette nouvelle, Dhrouva reprend les armes pour aller venger son frère. Le sang du guerrier circule dans les veines du brahmane ; il court au-devant de l’ennemi. L’effet de ses flèches est terrible, il détruit les yakchas, il tue, il fait couler le sang et la colère, qu’il avait vaincue à force d’austérités, rentre dans son cœur. Alors intervient son aïeul, le grand Manou, qui, dans un discours admirable de forme et sublime de pensées, lui fait entendre qu’il doit conserver à tout prix la quiétude du cœur, l’indifférence aux choses de ce monde et le calme de l’âme Dhrouva se recueille ; les paroles prononcées par l’ancêtre de la race aryenne l’ont touché et ému comme l’accent de la vérité., Il abandonne son arc et ses flèches ; le brahmane, dans les siècles à venir, ne portera plus les armes. Il cédera au kchattrya « indomptable dans son énergie et dans ses emportemens » le glaive qui tue, pour se livrer exclusivement à l’étude des textes sacrés et à la célébration des sacrifices. En déposant le glaive, il a renoncé à protéger les peuples, à les gouverner ; il se contentera de les conduire d’en haut, et de leur dicter des lois auxquelles obéiront les premiers ces kchattryas livrés à la fougue de leurs passions.


II.

Dès que l’ascétisme, le renoncement et la retraite dans la forêt sont glorifiés par la tradition, il y a comme un temps d’arrêt ou au moins d’hésitation dans le développement de la race aryenne. Que s’est-il

  1. Gnome, esprit malin qui garde les jardins et les trésors du dieu des richesses, Kouvera. Selon toute apparence, les Aryens donnèrent ce nom et celui de râkchasa, ogre, à des montagnards de l’Inde dont la férocité les épouvantait. La légende raconta que ces deux races malfaisantes descendaient de Khaça, et il se trouve que ce nom est celui d’une contrée montagneuse du nord de l’Inde. Remarquons en passant que le mot ogre dérive du sanscrit ougra, terrible, et comme il nous est venu avec les contes de fées, on est moins surpris de rencontrer dans les monts Himalaya le premier type du monstre qui se nourrit de chair fraîche.