Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est également permis de soupçonner la Russie, et on y est autorisé par l’histoire de ses rapports avec la Pologne[1], d’avoir voulu maintenir à Yassy et à Bucharest mi foyer d’excitation qui lui permît un jour, à la faveur de circonstances que son habileté ou le hasard pouvait amener, de s’approprier définitivement des provinces qu’elle avait peu à peu détachées de la puissance suzeraine, et dont elle n’avait assuré l’autonomie que pour mieux les absorber, comme elle l’avait fait avec les khans de Crimée.

Cependant les idées d’autonomie, de race et d’indépendance nationale que la Russie avait fomentées dans les principautés, afin de s’en faire un instrument de conquête pacifique jusqu’au Danube et une cause de bouleversement en Turquie au-delà de ce fleuve, ces idées, disons-nous, avaient fait d’immenses progrès à l’approche de la crise qui allait agiter l’Europe en 1848. Dans l’esprit de la jeunesse, elles avaient même pris un caractère tout national et anti-russe. Le prince Bibesco en fut ébloui, et fut soupçonné par les cours protectrice et suzeraine d’avoir voulu se servir de ces sentimens nobles, mais chimériques à cette époque, et qui devaient amener tant de désordres et de maux dans les principautés, pour l’accomplissement d’un projet plus chimérique encore, — nous voulons parler de la création d’un royaume daco-roumain pour lui et ses héritiers. Quoi qu’il en soit de la réalité de ces soupçons, tout concourait, au commencement de l’année 1848, à rendre une crise imminente dans les principautés, surtout en Valachie. Le chef de l’état y déployait un luxe extraordinaire, tandis que les employés se livraient ouvertement et impunément aux plus grandes concussions. La jeunesse s’enflammait pour les idées de nationalité et d’indépendance ; les gens raisonnables et honnêtes demandaient des réformes devenues indispensables. Quant aux paysans, ils étaient écrasés de travaux et de corvées au profit des favoris et des favorites de la cour et des ministres, et le consul-général de la puissance protectrice prêtait tout son appui à un ordre de choses profondément impopulaire. Ce qui contribua à hâter l’explosion, ce fut la révolution de février, qui eut un si immense retentissement dans toute l’Europe, et dont le contre-coup fit éclater à Bucharest une insurrection populaire victorieuse qui renversa le prince Bibesco, dispersa ses ministres, et souffla sur sa cour et ses rêves dynastiques. Les hommes qui se mirent à la tête du mouvement étaient pour la plupart animés

  1. On sait que, par l’article secret du traité du 11 avril 1761 (Martens, t. 1er , p. 229) la Russie et la Prusse se réservaient le droit d’un recours aux armes pour garantir la Pologne contre toute tentative qui aurait menacé sa constitution ou ses lois fondamentales, c’est-à-dire que les puissances, en interdisant à la Pologne le droit de corriger des institutions vicieuses, lui étaient toute chance de salut ; elles savaient que ce respect de la légalité la tuerait.