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la misère. — Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? — Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvéniens, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes : vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité. »

Rousseau en parlant ainsi fait-il une satire ou une apologie de la liberté antique ? Si c’est une apologie, c’est en même temps celle de l’esclavage. Aussi les défenseurs modernes de l’esclavage ne s’y sont pas trompés, et ils ont dit à la louange du planteur méridional des États-Unis d’Amérique ce que Rousseau disait à la louange du citoyen de Sparte ; comme Rousseau, ils ont soutenu que l’esclavage avait pour le maître une grande utilité morale et politique. Il est curieux de voir comment le langage brillant et dur de Rousseau passe dans la bouche du colon des Antilles ou de la Nouvelle-Orléans et s’y empreint de je ne sais quel épicuréisme impertinent, qui trouve que tout est bien dans le monde, parce qu’il a des nègres qui travaillent pour lui. Écoutez les réflexions que fait à ce sujet un écrivain fort spirituel, M. Achille Murat, dans les lettres qu’il a publiées sur les États-Unis. « Si l’esclavage en économie politique à le résultat de faciliter la population de nos terres méridionales, son effet pour la société n’est pas moins avantageux. Le planteur, dégagé de tout travail manuel, a beaucoup plus de temps pour cultiver son esprit. L’habitude de se considérer comme moralement responsable du sort d’un grand nombre d’individus donne à son caractère une sorte de dignité austère qui conduit à la vertu, et qui, tempérée par les arts, les sciences, la littérature, contribue à former du planteur méridional un des plus parfaits modèles de l’espèce humaine. Sa maison est ouverte à tout venant avec une généreuse hospitalité ; sa bourse ne l’est que trop souvent avec profusion. L’habitude d’être obéi lui donne une noble fierté en traitant avec ses égaux, c’est-à-dire avec tout homme blanc, et une indépendance de vues en politique et en religion qui forme un parfait contraste avec la réserve et l’hypocrisie qu’on ne rencontre que trop souvent au nord. Pour ses esclaves, il est un père plutôt qu’un maître, car il est trop fort pour être cruel. — En politique, le résultat n’est pas moins favorable. Notre pays est encore jeune[1], la population est

  1. Écrit en 1832.