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clairsemée, chacun a ses affaires : ici point d’oisifs, de badauds, de populace ; mais il n’en sera pas toujours ainsi. Déjà, dans les grandes villes du nord, en plusieurs occasions des tumultes ont eu lieu parmi la classe ouvrière et les matelots. Sommes-nous destinés à voir renaître chez nous les scènes du forum romain ? Pour nous en garantir, aurons-nous recours à la cavalerie, comme en Angleterre ? Le remède serait pire que le mal….. Refuser aux citoyens qui n’ont pas une fortune suffisante le droit de voter, comme cela a lieu en Virginie, est sans doute un moyen ; mais cela est contraire à l’esprit de nos institutions, et toute fixation de ce genre est toujours arbitraire : d’ailleurs cela n’empêcherait pas le peuple de s’ameuter. Comparez les élections dans les grandes villes du sud et du nord ; quel tumulte dans les unes, quel calme dans les autres ! dans le nord, les classes inférieures de la société s’emparent tumultueusement du lieu des élections et en chassent, pour ainsi dire, par leur conduite indécente tout homme instruit et éclairé. Dans le sud au contraire, toutes les classes inférieures sont noires, esclaves, muettes. Les gens éclairés conduisent les élections tranquillement et raisonnablement, et c’est peut-être à cela seul qu’est due la supériorité de talens qui se fait remarquer dans le congrès des États-Unis en faveur du sud. »

Le Spartiate de Rousseau transformé en planteur américain fait peu d’illusion et laisse mieux juger du vice essentiel de la liberté antique ; mais quand Rousseau parlait de cette liberté comme étant indissolublement liée à l’esclavage, il ne songeait pas assurément à la prêcher à la France et à l’Europe moderne : la peinture qu’il en faisait en eût plutôt détourné les peuples modernes qu’elle ne les y eût attirés.

Prêchait-il au nom de la démocratie, et aurait-il voulu changer en états démocratiques les grands états modernes ? Non assurément. La démocratie, selon Rousseau, est un état de société admirable ; elle n’a qu’un malheur, c’est qu’elle est impossible. Quoi ! diront beaucoup de bonnes gens qui croient ou qui veulent que nous soyons une démocratie[1], la démocratie est impossible ! Écoutez Rousseau. « A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change. D’ailleurs que de choses difficiles à ré-

  1. Il s’agit, on va le voir, de la démocratie politique et non de la démocratie civile.