Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jorité et qu’il y avait des millions d’individus esclaves pour quelques citoyens souverains. En mettant la liberté dans l’individu au lieu de la mettre dans le citoyen, le christianisme a donc profité au grand nombre. Dans la société moderne, où les grands états sont aussi beaucoup plus nombreux que les petites républiques, c’est aussi à l’individu qu’il faut donner la liberté et non au citoyen, car de cette manière seulement vous servirez la cause du grand nombre. Dans la société moderne, établir l’idée de la souveraineté absolue de l’état, ce n’est pas donner cette souveraineté aux citoyens et à tout le monde, c’est infailliblement la donner à quelqu’un sur tout le monde. Aussi tous les raisonnemens de Rousseau sur la souveraineté du peuple et sur la souveraineté de l’état aboutissent très facilement au despotisme.


VI.

Il est temps de résumer et de conclure cette discussion. Nous avons mis en présence la doctrine de la souveraineté illimitée de l’état, qui est la doctrine du Contrat social, et la doctrine de l’indépendance de l’individu, qui est la doctrine chrétienne. Non point que, selon l’Evangile, l’individu soit indépendant de toute loi et de tout droit : il est soumis aux lois éternelles de la justice ; mais ces lois-là n’ont point de représentant absolu et perpétuel sur la terre, pas plus le peuple souverain que le roi sacré à Reims. Et même c’est parce qu’elles n’ont aucun représentant absolu et perpétuel ici-bas, que Dieu les a gravées dans la conscience de l’homme. Il les a mises là, ne voulant pas les mettre ailleurs et sachant bien que c’est encore là qu’elles se conserveraient le mieux et s’altéreraient le moins.

J’entends d’ici les docteurs de la souveraineté de l’état : Niez-vous donc, me disent-ils, la souveraineté du peuple ? — Oui ! — Et la souveraineté du droit divin ? — Oui ! — Vous niez donc toute souveraineté ici-bas ? — Assurément ; je nie qu’il y ait ici-bas une souveraineté quelconque absolue et illimitée, ce qui veut dire tout simplement, prenez-y garde, que je nie qu’il y ait personne qui soit Dieu ici-bas ; je nie la doctrine de la souveraineté à cause de son principe et à cause de ses effets : à cause de son principe, la souveraineté suppose la perfection, car il serait absurde de croire qu’il y ait le pouvoir de tout faire là où il n’y aurait pas en même temps le pouvoir et le devoir de tout bien faire. Or où donc est la perfection sur la terre ? où est la justice absolue ? où est la bonté parfaite ? Elle n’est pas dans l’homme : comment serait-elle dans les hommes réunis ? Comment le tout pourrait-il avoir ce que n’ont point les parties de ce tout ? Il n’y a donc point de souveraineté ici-bas, puisqu’il n’y