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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/306

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a point ici-bas de droit absolu et parfait. Le cœur de l’homme n’en est point capable, et la société par conséquent n’en est point capable non plus. Dieu seul est souverain, parce que Dieu seul est parfait, et voilà pourquoi nous demandons dans la divine prière que le règne de Dieu arrive, parce que c’est en Dieu seul qu’est la souveraineté légitime.

Je répudie la doctrine de la souveraineté illimitée sur la terre à cause de ses effets, car aussitôt qu’elle est établie quelque part sur la terre, elle devient l’objet de toutes les ambitions : ambitions sacerdotales, ambitions princières, ambitions démocratiques, et enfin, pour écraser les autres, ambitions militaires. Les souverains tombent, mais la souveraineté ne tombe pas ; chacun s’empresse de la sauver de ses chutes, afin de l’avoir à son tour. Le peuple nie la souveraineté de droit divin, et les rois de droit divin nient la souveraineté du peuple ; mais, peuple ou rois, tout le monde croit qu’il doit y avoir quelque part la souveraineté sur la terre, idée fatale qui perpétue la tyrannie à travers le changement des tyrans ! Que de fictions singulières ! que de sophismes étranges pour expliquer l’existence de cette souveraineté illimitée ! Tantôt c’est Dieu qui passe dans un homme, et un couronnement se change en sacrement ou en apothéose ; tantôt c’est le peuple lui-même qui passe dans un homme ou dans quelques hommes : c’est la nation qui se fait individu, ou comité de salut public, ou gouvernement provisoire, ou qui même se fait ville, car je me souviens d’avoir lu, dans le Bulletin de la république publié au mois d’avril 18A8 par le ministère de l’intérieur, ces phrases caractéristiques : « Paris se regarde avec raison comme le mandataire de toute la population du territoire national… Si les influences sociales pervertissent le jugement ou trahissent le vœu des masses dispersées et trompées par l’éloignement, le peuple de Paris se croit et se déclare solidaire des intérêts de toute la nation[1]. » Celui qui écrivait ces phrases comprenait bien la souveraineté du peuple, qui n’existe qu’à la condition d’être usurpée et exercée par quelqu’un.

Quand quelqu’un ou quelques-uns se sont ainsi emparés de la souveraineté illimitée qu’on fait résider dans le peuple, et qu’ils s’en déclarent les représentans, n’attendez plus ni modération ni justice. Le fanatisme dispense de tout scrupule les partis qui parlent au nom du peuple. Ils sont le peuple : qui donc oserait s’opposer à la volonté du peuple, et surtout à la volonté du souverain ? De là cette maxime si chère aux docteurs de 93 : la volonté du peuple est le droit et la justice elle-même. Cette volonté, qui la discernera et la

  1. Bulletin de la république, no 16, 15 avril 1848.