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tés. Pourquoi ces arbres exotiques plantés à grands frais ? pourquoi ces accidens de terrain ménagés pour des points de vue ? pourquoi ces bassins de marbre et ces vastes serres remplies de fleurs rares ? pourquoi ce luxe de gazon plus fin que du velours ? pourquoi ces boudoirs somptueux et ces salles de bains ? Une bonne avenue de tilleuls ou d’acacias, une bonne prairie dont l’herbe grasse eût nourri quelques vaches, un joli jet d’eau, avec cinq ou six orangers tout à l’entour, n’était-ce pas là tout ce qu’il fallait ? Et qu’avait-on besoin de bains à la campagne, quand la Seine coulait pour tout le monde à cent pas ? Les quinze mille francs d’entretien annuel que lui coûtait la Colombière ne sortaient pas de l’esprit de M. Sorbier. Quinze mille francs qui rendaient inerte un capital de cent mille écus ! Il ne les oubliait que dans le kiosque.

Mais ce qui faisait la tristesse du mari faisait la joie et l’orgueil de la femme. Mme  Sorbier marchait avec ravissement dans les promenades ménagées sous ces beaux ombrages ; elle foulait d’un pied heureux ces pelouses dont des mains habiles avaient ouvert le frais tapis au milieu des bosquets, non pas peut-être qu’elle en comprît le charme secret et l’harmonie, mais parce que tout ce qu’elle voyait était à elle, qu’elle en était maîtresse et propriétaire, et qu’elle en pouvait faire montre à tout venant et dire d’un air modeste en se rengorgeant : C’est notre bien !… Elle savait vaguement, et parce qu’on le lui avait dit, que la Colombière était admirablement située et d’une ravissante distribution. Elle avait eu le bon esprit de n’y rien changer. Seulement, à force de faire remplacer les fleurs mortes par de nouvelles fleurs, de semer le gazon au même lieu et de maintenir chaque chose à sa place, Mme  Sorbier avait fini par croire de bonne foi que seule elle avait créé la Colombière, planté les arbres, ouvert les avenues, creusé les fontaines, bâti la maison, meublé les appartemens, et elle s’endormait dans son œuvre avec la conviction de s’être acquittée heureusement d’une tâche difficile. N’avait-elle pas eu en outre l’idée de placer quatre méchantes statues, représentant les quatre saisons, aux quatre angles d’un parterre ?

Pourtant la conscience de son bonheur ne lui suffisait pas ; il fallait encore le faire briller aux yeux d’autrui. Qu’est-ce qu’un bonheur que personne ne connaît, et quelle femme consentirait à avoir les plus riches pierreries à la condition de ne les montrer jamais ? Châtelaine, Mme  Agathe Sorbier voulait une cour. Là d’ailleurs n’était pas le seul mobile de l’âpre désir qu’elle montrait en toute occasion de réunir du monde dans sa villa de Marly. Un observateur attentif qui eût pénétré dans le secret de sa pensée en eût découvert un autre non moins vif, non moins violent. M. Sorbier lui-même en ignorait l’existence. Il est vrai que M. Sorbier connaissait sa femme