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MAURICE DE TREUIL.

à peu près comme les voyageurs connaissent les villes qu’ils traversent sans s’y arrêter. Pour bien comprendre la puissance de ce mobile, il est bon de faire quelques pas en arrière.

À l’époque où Mme Agathe Sorbier était demoiselle et habitait le Loiret en qualité de fille de M. Louis-Vincent du Portail, conseiller à la cour royale d’Orléans, elle avait eu pour amie de pension une jeune personne qu’on appelait Héloïse Bonin, fille d’un juge d’instruction au tribunal de première instance de la même ville.

Agathe et Héloïse avaient à peu près le même âge, Agathe étant l’aînée de dix-huit mois ou deux ans à peine. Elles voyaient le même monde, fréquentaient les mêmes salons, avaient même taille et semblaient destinées à vivre dans le même cercle. Une vive amitié les unissait, amitié à laquelle se mêlait une nuance de protection qui descendait d’Agathe à Héloïse, de la fille du conseiller à la fille du juge. Le Moniteur ayant un jour annoncé que, par ordonnance royale, M. Louis-Vincent du Portail était promu à la dignité de président de chambre, cette nuance de protection prit un caractère plus tranché. La distance qui séparait la cour souveraine du tribunal civil venait encore d’être élargie. Mlle Bonin, invitée chez le président, se montrait honorée de la préférence marquée que lui témoignait Mlle du Portail. Mlle Bonin d’ailleurs n’était rien, et la particule du, qui précédait le nom de son amie, n’indiquait-elle pas suffisamment que les du Portail étaient de noblesse de robe ? Et puis toute la ville d’Orléans ne savait-elle pas que le président de chambre à la cour royale était en instance auprès du garde des sceaux pour obtenir l’autorisation de porter les armes et le titre d’un certain baron César du Portail, mort sans postérité aux colonies en 1814, après avoir été gouverneur de la Guadeloupe pour le roi Louis XVI, et dont le digne magistrat se prétendait proche parent ?

Les choses en étaient là, et rien ne semblait devoir déranger le niveau établi entre les deux jeunes filles, lorsqu’un vieux cousin normand, que la famille Bonin n’avait pas vu depuis dix ans, mourut à Pont-Lévêque, où il était herbager, laissant à Héloïse une fortune évaluée à plusieurs centaines de mille francs. Le premier effet de cet héritage inespéré fut de faire surgir des pavés un nombre considérable de prétendans à la main de Mlle Bonin. On n’en voyait peut-être pas un la veille, il y en eut cinquante le lendemain, parmi lesquels on comptait les fils des meilleures familles d’Orléans.

Agathe n’avait pas été la dernière à féliciter Héloïse ; mais déjà le levain de l’envie fermentait dans le cœur de Mlle du Portail. La présidence, la particule, la baronnie même, dont les parchemins promis étaient impatiemment attendus, pouvaient-ils atténuer l’éclat d’une fortune qui s’élevait à près d’un million ? Agathe descendit du pre-