Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
327
MAURICE DE TREUIL.

Et il le conduisit chez Agathe.

Le jour de cette présentation officielle, M. Isidore Sorbier portait une redingote marron râpée aux coudes, un gilet à carreaux noirs et gris, un pantalon de nankin de Rouen et de gros souliers à semelles ferrées. Le président le retint à déjeuner. M. Sorbier accepta ; mais au premier coup de midi il se leva, prit sa canne, son chapeau, et se dirigea vers la porte : on vendait une partie de blé chez un marchand du faubourg Bannier, et rien au monde ne l’eût empêché de s’y rendre.

— Cet homme ira loin, dit le président en regardant M. Sorbier, qui marchait d’un pas ferme dans la rue.

— Eh bien ! je le suivrai, répondit Agathe froidement.

Ils s’embrassèrent, et la nouvelle du mariage fut répandue le jour même dans toute la ville.

M. Isidore Sorbier avait alors trente-cinq ans ; il était d’une taille moyenne, musculeux, haut en couleur, portait de gros favoris et les cheveux en brosse. Fils unique de M. Pierre-Auguste Sorbier, aubergiste à Étampes à l’enseigne du Cheval-Blanc, il avait passé toute sa jeunesse dans l’étude d’un avoué, où il avait appris la procédure avec l’ardeur inquiète et curieuse d’un esprit merveilleusement propre aux affaires. Le jeune Isidore se plaisait dans ce travail, et plus d’une fois, dès l’âge de vingt ans, il étonna son patron par les ressources d’une habileté naturelle qui avait comme l’intuition de la chicane. Le dimanche il tenait les écritures de son père et dépouillait les comptes. Quand par hasard il découvrait quelque créance véreuse, son divertissement était d’en poursuivre le recouvrement. Il y employait un zèle où la fièvre du chasseur qui traque une proie avait autant de part que l’avidité du commerçant.

La mort subite de l’aubergiste mit le jeune Isidore, majeur alors depuis un an, à la tête d’une fortune qui pouvait s’élever en tout, immeuble, mobilier, argent comptant et créances, à une somme de quatre-vingt mille francs. Cette somme, déjà considérable dans une petite ville, l’était encore plus entre les mains d’un homme qui avait appris l’art de faire travailler l’argent. Le vieux procureur qui l’avait vu à l’œuvre disait de lui que sous ses doigts un sou valait un franc. Isidore se chargea de prouver que la conclusion était inexacte : le sou valait un petit écu. Il commença par tout vendre et tout liquider, réalisa l’héritage paternel en espèces bien sonnantes, quitta l’auberge et l’étude, et prit une maison à bail dans l’une des rues les plus isolées de la ville. Cette maison, où il s’établit, se composait de deux corps de logis séparés par une cour et de dépendances assez vastes, telles que magasins, greniers, hangars disposés autour d’un jardin inculte. Elle devint le centre de l’industrie nouvelle à laquelle