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Le résultat de cette première entrevue fut une longue conversation entre Agathe et le vieux président, dans laquelle ils examinèrent leur situation sans phrases, et comme il convient entre personnes qui n’ont point de secrets l’une pour l’autre. M. du Portail était ce jour-là dans une disposition d’esprit un peu plus sage, ayant acquis le matin la preuve qu’une affaire sur laquelle il comptait pour rétablir sa fortune s’était écroulée sans qu’il en restât rien. — Mais, ajouta-t-il vivement, j’ai des amis qui s’occupent d’une vaste entreprise où ma part est réservée, et si tu veux attendre…

Agathe l’interrompit, les chimères dans lesquelles le président se complaisait n’ayant jamais trouvé de créance dans son esprit. Elle lui demanda simplement si elle avait à compter sur quelque chose de leur patrimoine, et de ce côté-là le père confirma sa fille dans la conviction où elle était qu’elle n’aurait rien le jour de sa mort. Il ne lui cacha pas non plus que M. Isidore Sorbier avait une éducation peu soignée et un extérieur peu agréable. Il ajouta avec une émotion sincère que tant qu’il vivrait, rien ne serait changé à leur existence, et qu’il était encore assez vert pour assurer à sa fille un grand nombre d’années tranquilles. Le bilan de cette situation bien établi, Agathe comprit clairement qu’elle avait pour elle un présent d’une durée incertaine, et dans l’avenir, pour toute espérance, la protection douteuse d’un parent éloigné, qu’on appelait M. Closeau du Tailli, et qui était négociant au Havre. Agathe réfléchit quelques minutes. Un violent combat se livrait dans son cœur, où luttaient deux sentimens contraires. Quelle humiliation n’était-ce pas pour elle d’épouser un marchand de farine d’un esprit inculte et de manières communes, alors que son amie, si longtemps son inférieure, avait eu pour mari le jeune homme le plus riche et le plus élégant du chef-lieu ? D’un autre côté, la fortune de M. Isidore Sorbier ne lui permettrait-elle pas de regagner le terrain perdu et d’éclabousser sa rivale à son tour ?

Le président, qui regardait sa fille, semblait lire sur son front quelles secrètes pensées l’agitaient. Il huma lentement une prise de tabac, et, secouant les grains noirs qui constellaient son gilet blanc :

— Le meunier est plus riche qu’il ne veut le faire voir, dit-il ; à vue de procès, il a bien un million.

Agathe jeta sur son père un coup d’œil vif et profond.

— Eh bien ! dit-elle, j’épouserai M. Sorbier, si vous le jugez bon…

Le lendemain, M. Isidore Sorbier entra chez le président, qui l’attendait.

— Çà, monsieur mon gendre, embrassez-moi, lui dit —il ; la main de ma fille est à vous.