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c’est que tu deviendras bête. Je rêvais un autre avenir pour toi, un avenir de combats, de souffrances peut-être, de privations certainement, et au bout de longs et vigoureux efforts, un nom, un nom fièrement porté… Mais tu as peur, là est toute la vérité. La lutte t’effraie, et tu as des appétits vulgaires qui se révoltent. Suis donc ta voie et sois riche !

Maurice tressaillit.

— J’ai frappé juste, n’est-ce pas ? poursuivit Philippe.

— Mais, si je suis riche, je travaillerai.

— Tu ne feras rien !

— Oh !

— Rien ! te dis-je. On n’a des louis plein la poche qu’à la condition d’avoir des bêtises plein la tête. Tu n’as donc pas compris que la nécessité est l’aiguillon du travail ? Le jour où cette pointe d’acier ne te harcèlera plus, tu t’endormiras. Le talent, souviens-t’en, et je ne parle pas du génie, ce don fatal que Dieu réserve pour ses martyrs, le talent est une plante amère qui ne croît qu’arrosée de sueurs, et qui veut, pour devenir grande et forte, tout le vent des souffrances humaines. Si tu veux l’emmailloter dans la soie et le velours, tu l’étoufferas.

Philippe se leva, et, se promenant devant la tonnelle, brisa d’une main distraite quelques branches d’acacia.

— Tu veux épouser Sophie ! reprit-il avec violence ; mais le mari de Sophie, quel qu’il soit, à moins d’être duc et pair, épousera la famille Sorbier tout entière, le père, la mère, la fille et les cousins, s’il y en a. Tu hausses les épaules !… Est-ce que tu ne seras pas garrotté par le million ? Le mari d’une famille !… c’est intolérable ! Je te parlais tout à l’heure de Laure, et je te disais qu’elle était trop pauvre… Tu gagnes pour un, tu ne gagnes pas pour deux… Et les fatigues d’un ménage embarrassé ne conviennent pas à un esprit qui a besoin de liberté… Eh bien ! entre Sophie et Laure, si le mariage était une loi de ton organisation, je n’hésiterais pas à te dire : Prends Laure ! Si pauvre qu’elle soit, elle te fera plus riche et plus heureux que Sophie… C’est un vrai cœur de femme pétri dans le lait et le froment ; l’amour du bien et le sentiment du beau y vivent côte à côte, comme deux colombes sur un rameau fleuri.

— C’est vrai, c’est vrai, murmura Maurice.

— Tandis que tu travailleras dans ton atelier, elle travaillera, elle aussi… Tu as ta palette, elle a son piano.

— Ah ! oui… elle courra le cachet !

— Et voilà pourquoi, reprit Philippe en frappant du pied, il ne faut pas que tu te maries !

— Écoute, ajouta-t-il un moment après, je n’ai pas grand’chose, tu le sais, mais enfin ce que j’ai peut suffire à deux. Partageons.