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MAURICE DE TREUIL.

— Philippe !

— Ne me remercie pas. Tu ferais comme moi, si tu étais à ma place. Nous n’avons pas les mêmes goûts, ce que je gagne me permet de vivre à ma guise ; les quatre ou cinq mille francs de rentes dont je jouis t’aideront à attendre le moment où tu seras dans la plénitude de ton talent.

— Bien ! voilà que tu me donnes tout à présent !

— Ce tout n’est rien…

— Et tu as pu croire que je t’en dépouillerais !

— Ah ! si tu emploies les grands mots, nous ne nous entendrons plus. Tiens, Maurice, j’ai peur qu’il n’y ait chez toi plus d’orgueil, de vanité peut-être que de véritable fierté. Tu crains d’accepter ce petit service de la main d’un ami, d’un frère, et tu as pu sérieusement penser à devenir le mari d’une femme qui t’enrichira demain et que tu ne connaissais pas hier ! As-tu peur de devoir plus de reconnaissance à un ami qu’à une femme ?

— Et si je venais à mourir avant de m’être acquitté ?

— Nous compterions là-haut, répondit Philippe gaiement. Et puis que parles-tu de remboursement ? Ta richesse à venir t’aveugle-t-elle à ce point de me traiter en banquier ? Je ne te prête pas ; je te dis : Prends.

— Cher Philippe ! es-tu bon ? s’écria Maurice, à demi vaincu par cette parole.

— Laisse ma bonté tranquille ; il s’agit de ta peinture. Quatre ou cinq mille francs ne sont pas grand’chose, mais enfin cela aide à vivre ; au besoin nous mangerons un peu du capital, gaillardement, en nous promenant dans la campagne pour nous égayer, après quoi nous donnerons de grands coups de collier… Et tu deviendras grand homme petit à petit. Est-ce dit ?

— Eh bien ! je verrai, et demain je te répondrai.

— Demain ?… Alors tu iras ce soir à Marly.

— Cela dépend de la voiture qui fait le service entre Paris et Saint-Germain. Je vais là-bas sur la grand’route, et j’attendrai au pied d’un arbre. Si la gondole vient du côté de Saint-Germain, je grimpe sur la banquette et retourne à Paris.

— Mais si la gondole arrive du côté de Paris ?…

— Je saute dans le coupé, et vais à Marly, tout droit chez les Sorbier.

Philippe mit son chapeau.

— Voilà ce qu’il fallait me dire en commençant, reprit-il ; c’eût été une économie de paroles.

Maurice sourit, lui serra la main, et prit à travers la plaine, dans la direction du chemin qui, passant par Rueil et Nanterre, court vers Paris.