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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/380

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REVUE DES DEUX MONDES.

décrire posément et minutieusement des misères qui ne gardaient plus le silence. Aussi ne peut-il parler de ses cliens affamés sans une émotion profonde et communicative. Son imagination va même au-delà du réel, comme pour atteindre à une vérité plus entière. Un idéal de souffrances et de douleurs semble respirer dans ses compositions pathétiques ; on dirait qu’un rêve accablant le poursuit, et le pauvre est comme un cauchemar qui pèse nuit et jour sur sa poitrine. Il est évident qu’il souffre de voir tant de haillons s’agiter à travers toutes les richesses de Londres, la faim et la soif rôder au milieu d’immenses approvisionnemens. Ce contraste douloureux exalte sa pensée ; ce qui est s’augmente de ce qui pourrait être. Hood évoque, de tous ses antres et de tous ses coins obscurs, la pauvreté de Londres ; il en forme un vaste torrent qui passe devant lui, et il met sous nos yeux le fait abstrait du paupérisme, qui croît toujours et se précipite. Il entend ses murmures dans l’air, le bruit de ses millions de pas qui résonnent sur le pavé. Il voit les malades et les estropiés, comme les sains et les robustes, marchant, boitant, rampant, sortir des cours, des allées, des ruelles, torrent balayé par sa propre force, et qui va se jeter dans je ne sais quelle vaste mer inconnue. Ils se lèvent du fond de leurs retraites, comme des âmes sortant de leurs tombeaux, et, pareils aux ressuscités de la vallée de Josaphat, ils marchent vers le jugement dernier de la société. À peine quelques-uns ont-ils la forme humaine, tant ils sont courbés, rabougris, mutilés par le travail ! tant ils sont noirs de fumée, de poussière et d’huile ! Dans cette foule confuse, on aperçoit des familles où les enfans sont soucieux et tristes, comme s’ils n’avaient jamais souri ; on distingue la couturière maigre, pâle et fatiguée, couverte à peine, le tisserand, son livide voisin, l’ouvrier noir et renfrogné, tous les êtres de tous les âges, — hommes, femmes, enfans, — qui vivent et meurent par le travail. Cette foule redoutable marche, marche toujours. On dirait qu’abandonnant navette, aiguille, roue, fournaise, meule, fuseau, dévidoir, fer, acier, le repos même et la chétive pitance, elle se hâte et se pousse vers un but que nul ne voit. Arrête qui pourra ce torrent ! arrête qui pourra cette course haletante, cette force morale irrésistible ! Vaine tentative ! S’il est vrai que tous les hommes sont frères, comment détruire l’invincible impulsion de ces classes déshéritées ? comment nier qu’il y a dans le sang de l’homme une puissance infinie, insurmontable à l’homme, à laquelle on ne résiste pas plus qu’à la vapeur ? Mais où va donc enfin ce courant dont les flots s’accroissent tous les jours ? Où aboutit cette marche aveugle et fatale ? Cette foule qui s’avance cherche la place que lui fera la société. Elle est sortie, elle sort tous les jours des bas-fonds, des vallées obscures de la pauvreté, où on ne l’apercevait