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appelle la cotonocratie brouilla le parti chartiste avec Ebenezer Elliott et les Corn-Law Rhymes. On dressa autel contre autel. Les chartistes sifflèrent le pain à bon marché dans les meetings ; mais c’étaient les insultes du soldat romain sur le passage des triomphateurs.

EHiott a fait une sorte d’hymne sur la liberté de la presse ; il la compare à la lumière créée par la parole de Dieu. La confiance dans la presse est un dernier trait de ces ouvriers pour qui le fondeur de Sheffield écrivait, et qui répétaient ses chants en chœur. Le pauvre ne conspire pas, lorsqu’il croit à la puissance de la publicité ; il ne fait pas d’appel à la force, mais à la raison et à la pitié. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Aussitôt l’ordre et la beauté paraissent dans le monde. Les mers et les montagnes tressaillent et s’écrient : « Il fait jour ! » Les fleurs se couvrent de leurs vives nuances, le blé pousse dans le sillon, les oiseaux fendent l’air, le ciel est pur et brillant, tout rit dans la nature. Le poète et ses disciples saluent la presse comme la lumière nouvelle :

« Une sainte lumière pénètre dans nos âmes ; le mal et la corruption sentiront sa puissance.

« Par la terre, par le ciel et l’enfer ! le linceul des âmes est déchiré. L’intelligence, la seule intelligence, voilà la lumière et l’espérance, voilà la force et la vie ! La nuit des esprits, la nuit la plus ténébreuse de toutes, est dissipée !

« La presse ! toutes les régions chanteront la presse ! Nous apportons la presse !… Pâle indigence ! travail douloureux ! regardez, nous portons la seconde arche, la presse ! la presse ! la presse ! »

Faire la part de l’illusion dans cet excès d’espérance nous mènerait trop loin. Il n’est pas nécessaire non plus d’insister pour montrer que la confiance du pauvre dans la presse exclut les surprises de la force et même les tentatives révolutionnaires. En cessant de compter sur la presse, il sortirait des limites du radicalisme. Cet enthousiasme pour une liberté abstraite nous a cependant paru caractéristique. Il n’y a peut-être que le pauvre anglais qui compte sérieusement sur la presse pour améliorer sa condition, et cette conviction est une de celles qui l’honorent le plus. C’est appuyée sur elle qu’a grandi la poésie des pauvres depuis Crabbe jusqu’à Elliott, et, pour avoir fait appel à d’autres armes, le chartisme me semble beaucoup moins généreux, et j’ajouterai moins anglais.

L. Étienne.