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œuvre plus de réalité. Auraient-ils ajouté quelque chose à la grandeur, à la beauté du groupe que nous contemplons ? Je ne le crois pas. L’attitude de Laocoon n’est pas non plus celle que nous trouvons indiquée dans Virgile. Les serpens s’enroulent autour de ses’ cuisses, mais le torse n’est pas envahi par leurs étreintes, la poitrine respire librement, et la nuque, voisine du siège de la pensée, n’est pas atteinte par leurs morsures. Aussi Laocoon, au lieu de se tordre avec désespoir sur les marches de l’autel, ou il vient d’immoler un taureau, se débat contre la douleur avec une majestueuse énergie. Eût-il mieux valu pour le statuaire engager la lutte avec le poète ? Le marbre pouvait-il exprimer tout ce que la parole humaine exprime sans effort ? A mon avis, cette question est une de celles qui doivent servir à mesurer l’intelligence des spectateurs, ou mieux encore à décider s’ils connaissent les conditions imposées aux arts du dessin. Qu’ils regrettent franchement de ne pas retrouver dans le marbre du Vatican les angoisses racontées par Virgile, nous saurons qu’ils confondent les lois de la sculpture avec les lois de la poésie. Qu’ils s’appliquent à étudier le masque de Laocoon, dont toutes les parties expriment la douleur, sans demander où sont les bandelettes tachées de sang, où sont les dragons de Ténédos, où sont les marches de l’autel, pourquoi le taureau immolé par le prêtre de Neptune n’est pas aux pieds du sacrificateur, et nous pourrons croire qu’ils sont appelés à juger les œuvres du ciseau grec.

Je me souviens d’avoir vu à Venise, dans l’atelier d’un jeune sculpteur qui ne manquait pas de talent, mais qui n’a pas atteint la renommée, une composition devant laquelle les apôtres de la réalité se seraient pâmés d’aise. L’artiste vénitien avait pris pour modèle le récit de Virgile et tenté de représenter la mort de Laocoon d’après le second livre de l’Enéide. Le prêtre de Neptune se tordait sous l’étreinte des serpens ; le front ceint de bandelettes sanglantes, il râlait et appelait la mort comme une suprême délivrance. Excepté le taureau immolé, le récit de Virgile était la tout entier. Eh bien ! cette œuvre, conçue par une imagination ardente, exécutée, par une main habile, n’excitait que l’étonnement et la curiosité. L’auteur avait oublié les limites de son art et n’avait pas touché le but. Ses amis ne songeaient pas à lui reprocher sa témérité, car ils partageaient son erreur ; mais ils le blâmaient à leur insu, car ils se contentaient de louer des morceaux et ne pouvaient se résoudre à louer la composition tout entière. Or je crois que l’épreuve pourrait se renouveler cent fois sans donner tort au marbre du Vatican.

On a souvent reproché au Laocoon d’avoir une attitude théâtrale. L’accusation, j’en conviens, n’est pas tout à fait dépourvue de fondement. Cependant il ne faudrait pas en exagérer la portée. La souffrance