Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est du temps perdu. Pour produire un bel ouvrage, il ne faut qu’un beau modèle. L’imagination est parfois utile, mais jamais nécessaire ; à la rigueur, on peut s’en passer. Le plus grand nombre des sculpteurs de notre temps n’a pas d’autre doctrine : c’est là le fonds sur lequel ils vivent. L’art antique, ils ne prennent pas la peine de l’étudier. Ils en ont entendu parler, mais ne s’en soucient guère. Ce qui convenait à la Grèce ne convient pas à la France. Oublier son temps et son pays, et se jeter dans le passé, à quoi bon ? Ce que je raconte ici, Dieu sait combien de fois je l’ai entendu. Aussi j’ai depuis longtemps renoncé à m’étonner du caractère prosaïque des œuvres de sculpture soumises au jugement public. La doctrine que je viens de réduire à sa plus simple expression ne pouvait porter d’autres fruits.

Mais comment les sculpteurs sont-ils arrivés à supprimer ainsi, ou du moins à négliger la moitié de leur tâche ? La raison de leur méprise ou de leur indolence se trouve dans leur éducation. Comme on ne fait rien ou presque rien pour développer leur intelligence d’une manière générale, non-seulement ils ne possèdent pas les connaissances dont ils auraient besoin, mais trop souvent ils n’éprouvent pas même le désir de les acquérir. Leur curiosité n’est pas éveillée, et si d’aventure elle s’éveille, quel guide prendront-ils pour la satisfaire ? Quand ils sont assez heureux pour savoir qu’ils ne savent pas, quand ils veulent apprendre ce qu’ils devraient se rappeler, ils se trouvent dans un cruel embarras. Les nécessités de chaque jour leur laissent bien peu de temps. Ils comprennent ce qui leur manque et réussissent bien rarement à combler les lacunes de leur éducation, car pour apprendre à l’âge de trente ans ce qu’à douze ans on apprend en se jouant, il faut un courage plus qu’ordinaire. Parvenu à la virilité, on se résigne difficilement à commencer par le commencement. On est pressé d’arriver, on veut prendre le chemin le plus court, on néglige les notions élémentaires, et l’on n’arrive à posséder que des notions confuses. Ceux qui évitent cet écueil sont doués d’une clairvoyance exceptionnelle. Ces natures privilégiées ne font pas loi. Quoi qu’elles puissent faire, à quelque hauteur qu’elles s’élèvent, il n’en demeure pas moins vrai que la sculpture, rangée par les théoriciens au rang des arts libéraux, n’est qu’un métier pour les trois quarts au moins de ceux qui s’en occupent. Le maniement de l’ébauchoir et du ciseau demeure presque toujours indépendant de l’exercice de la pensée. Que l’œil voie bien, que la main copie avec adresse ce que l’œil a vu, muni de ce précepte, il n’y a pas d’œuvre qu’on ne puisse mener à bonne fin. Parmi ceux qui modèlent la glaise et taillent le marbre, c’est une croyance générale, et pour tant l’expérience devrait dessiller leurs yeux, car dès qu’il s’agit de