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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/662

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de le civiliser, » répondit la jeune femme. En effet elle introduisit au Monténégro les mœurs européennes ; le petit palais de Cétigné s’embellit, des meubles élégans furent apportés de Cattaro à dos d’homme. Il y eut résidence d’hiver et résidence d’été, des journaux entrèrent dans les salons, on reçut des étrangers ; Danilo adoucit ses manières, apprit le français, facilita de plus en plus les communications, régularisa le service de la poste, créa de nouvelles institutions.

Dans la matinée du dimanche 12 avril, le prince et la princesse nous adressèrent une invitation à dîner pour deux heures. Nous fîmes d’abord, vers midi, notre visite de présentation. Le prince était en grand costume monténégrin. Sa veste de dessous était rouge, fermée à l’épaule par une agrafe et toute brodée de l’or le plus fin. Le reste du costume était blanc. Ses pistolets d’argent repoussé et incrusté de pierreries brillaient à sa ceinture. Le seul détail qui ne fût pas suffisamment national était une paire de gants paille qu’il avait cru devoir mettre par raison d’étiquette. Son accueil fut des plus gracieux. Il parla français avec assez de facilité, — ce qui fait honneur à son jeune et intelligent professeur, M. Delarue. Il nous dit qu’il éprouvait un vif plaisir à voir des Français dans son pays, et plaisanta sur la terrible réputation qu’on lui avait faite en Europe. Quand un mot lui manquait, il le disait en slave à la princesse, qui le traduisait, et il poursuivait son discours. Sa physionomie est très intelligente. La princesse me parut charmante ; elle était habillée à la française, moins les monstrueuses exagérations que la mode a récemment adoptées ; elle portait une robe noire, et le noir sied bien à son teint d’un blanc mat. Sa taille est frêle, mais élancée et bien prise. Sans être très belle, elle est très distinguée. Ses yeux sont à la fois doux et brillans ; on-y lit cependant une certaine tristesse. J’ai ouï dire qu’elle fait beaucoup de bien aux pauvres ; c’est sans doute dans la charité qu’elle trouve les consolations dont elle paraît avoir besoin. Son esprit est cultivé. Danilo lui porte une vive affection, mais il la témoigne, dit-on, plutôt en maître qu’en amant. La légende étrangère raconte sur sa jalousie des histoires dramatiques.

Au dîner, j’eus pour voisine la sœur du prince ; c’était la seule des dames présentes qui fut vêtue en Monténégrine. Elle ne savait et ne comprenait que le slave. Le prince parla avec une gracieuse expansion, qu’arrêtèrent brusquement quelques mots de sa femme. La princesse racontait tristement au consul l’effroi qu’elle avait eu un matin que Danilo lui avait présenté six crânes de chefs turcs tués en 1852 ; ces têtes avaient été exposées, ajoutait-elle, sur la muraille de son jardin. Le prince se retourna, et lui dit d’un ton à la fois ironique et solennel : « En épousant, madame, le chef des Monténégrins, vous avez dû épouser aussi ses haines. » Je fus frappé du mouvement de ses yeux quand il prononça ces paroles. La princesse