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rougit, et ses lèvres essayèrent en vain un sourire. La conversation heureusement reprit, quelques momens après, son cours tranquille et gai. Le prince, en nous quittant, nous annonça qu’il passerait la soirée chez nous. Vers huit heures, la princesse eut la bonne grâce de nous envoyer le thé servi à l’allemande, c’est-à-dire copieusement garni de gâteaux et de confitures. Bientôt le prince arriva, accompagné de son seul secrétaire, et se mit à parler abondamment, en fumant le chibouque de voyage que je lui avais offert.

Danilo fit d’abord valoir ce qu’il appelle ses droits à l’indépendance ; il traça un tableau rapide de toutes les institutions utiles dont il prétendait doter son peuple le jour où il serait reconnu par les puissances. Il paraissait fonder de grandes espérances sur les discussions qui devaient, selon lui, s’élever dans le congrès de Paris au sujet du Monténégro. « Mon sort est là, » disait-il. Il revenait sur x l’histoire de son pays, et rappelait ce qui s’y trouve de glorieux et d’héroïque. Parfois il s’animait à un point extraordinaire ; ce n’était plus, il s’en faut, cette physionomie mystérieuse et sombre dont il donnait à son peuple, sur la promenade, de si belles représentations. Je n’oublierai jamais son visage et ses gestes dans cette petite chambre où, éclairé par les vagues reflets d’une petite lampe de Dalmatie, le prince du Monténégro plaidait sa cause avec ardeur et s’ingéniait à nous prouver qu’avant tout, lui et son peuple étaient Monténégrins. « Si la France connaissait mes droits, s’écriait-il, j’ai la conviction qu’elle me ferait justice. Si je n’avais écouté que mon de sir, je serais allé à Paris, j’aurais demandé une audience à l’empereur, je l’aurais pris pour juge et arbitre, et quelque chose me dit que je serais revenu satisfait.

— Prince, dit l’un de nous, permettez-moi de dire à votre altesse qu’elle fait ici de la politique de sentiment, politique qui peut être comprise, mais qui, je le crains bien, ne saurait être admise.

Le prince eut quelque peine à saisir cette distinction. — Comment ! dit-il, on ne saurait admettre que je veux être Monténégrin, que je veux civiliser mon peuple, que je refuse d’être le féal d’un sultan qui n’est pas mon légitime suzerain, que je réclame mon droit, qu’il ne faut pas que mon peuple rougisse de moi et me puisse dire : « Tu n’as pas défendu nos foyers selon l’on pouvoir et l’on devoir, tu t’es laissé abattre, tu as manqué de courage, tu es parjure à ton serment prêté devant nos chefs et sur les livres saints ? » Pourquoi cela ne saurait-il être admis ? Nous sommes petits par le nombre, mais grands par la volonté ; nous ne sommes rien en Europe, je le sais, mais ne pourrions-nous devenir quelque chose chez nous ?

— Grâce à la Russie, lui dis-je.

— La Russie ! On me reproche de l’avoir pour alliée, de suivre ses inspirations ; mais envers qui serais-je reconnaissant ? Elle seule