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alors le vertige commença. Posséder un pouvoir gigantesque qui vous échappe par sa grandeur même, donner des ordres qui se perdent avant d’être obéis, comme la voix se perd dans l’espace lorsque la distance en dépasse la portée, n’être rien à force d’être tout, quelle pitié ! Être sujet d’un empire où l’on n’est rien que par son corps, rien que par l’impôt qu’on paie, par les exactions qu’on subit, quelle dérision ! Alors un immense ennui s’empare du monde romain ; la vie n’a plus aucun prix. Çà et là apparaissent encore quelques grands personnages qui ne servent à rien, qui meurent inutiles à eux-mêmes et au monde. Pendant ce temps, la machine de l’état continue à fonctionner aveuglément, brisant tout ce qu’elle rencontre, engendrant les conséquences les plus néfastes sous prétexte de régularité et de protection égale de tous les citoyens. C’est ainsi qu’il est remarquable qu’au moment où l’esclavage allait disparaître du monde, un édit de Dioclétien, promulgué pour la facilité du cens et le recouvrement de l’impôt, établit le servage et attacha l’homme à la glèbe. Voilà les conséquences qui sortirent du gouvernement qu’avait rendu nécessaire cette explosion mal réglée de l’individualité humaine, encore grossière et imparfaite.

On a considéré l’invasion des Barbares comme un point d’arrêt dans la civilisation, et le moyen âge comme une longue nuit ame née par la destruction de l’empire. Nous croyons au contraire que, sans les Barbares, c’en était fait de l’humanité. L’âme humaine allait s’affaissant et se perdant d’heure en heure, et il est douteux que le christianisme, réduit à ses propres forces, eût pu la régénérer. La preuve en est dans Byzance, siège du christianisme le plus éclairé et bientôt livrée aux radotages séniles, aux révolutions stériles, à cet imbroglio de crimes et d’intrigues qui composent son histoire. Sans les Barbares, le monde entier allait devenir une gigantesque Byzance. Les Barbares sauvèrent l’âme humaine, et c’est à l’ombre du moyen âge que l’individualité, détruite par le monde romain, put grandir et se développer encore une fois.

Au sortir du moyen âge, le phénomène qui s’était déjà produit à la fin de l’ancien monde apparut de nouveau. La vie, longtemps contenue, et qui silencieusement avait réuni et combiné ses forces, éclata avec une spontanéité admirable. Jamais pareille éclosion ne s’était vue. De l’ombre du monastère, du pied de la tour féodale, des sales boutiques de rues obscures, des fossés des grands chemins, surgis sent par milliers des individus qui tous portent un nom, et qui ne font plus partie de cette foule anonyme, sans droits ni devoirs, facile à gouverner, facile à subjuguer. Seulement ils sont encore, cela est visible, dans la phase première de l’individualité. Ardens, anarchiques, irritables, ils ne sont qu’un premier essai de moralité, d’indépendance,