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de dignité. Le monde tremble et s’effraie de lui-même. Alors apparaît un homme singulier, être hybride et résumé extraordinaire des temps qui vont finir et des temps qui vont arriver, superstitieux comme un homme du moyen âge, froid comme un diplomate moderne, charnellement passionné et en même temps assidu, et rangé, plus sagace que sage : l’empereur Charles Quint. Cet homme néfaste a été la pierre d’achoppement où est venu. e blesser et où a failli se briser le monde moderne. Il tenta, heureusement sans réussir tout à fait, ce qui avait défi trop réussi autrefois : le gouvernement au moyen des armées permanentes et d’une machine administrative. Des fonctionnaires et des soldats devaient être, dans sa pensée, sous l’autorité absolue de l’empereur ; les chefs de la société européenne. Tout semblait justifier un tel système, les nécessités du temps, les révoltes incessantes, les complications politiques, et surtout cette abondance extraordinaire d’individualités remuantes qui troublaient la paix de l’Europe. L’empereur, en mettant ordre à cette anarchie, n’était-il pas un bienfaiteur public ? Quelle gloire si à cette cohue d’ambitieux et d’oppresseurs succédait un gouvernement unique dans toute l’Europe, paternel et régulier ! Tout ce qui portait un caractère d’individualité devait donc disparaître pour faire place à la future unité. Il massacre les protestans allemands, brise les cortès de Castille, foule aux pieds l’indépendance de ce clergé catholique dont il se prétendait le champion. C’est lui qui le premier, par ses armées, ses lieutenans et ses diplomates, a fait céder dans l’Europe catholique la puissance ecclésiastique à la puissance civile. Ses plans de gouvernement échouèrent dans la moitié de l’Europe, mais on peut encore juger de l’arbre par ses fruits. Bien qu’il ait échoué, son règne a produit deux résultats qui ont compliqué l’histoire de tout le continent européen. Le premier, c’est que pour lui résister, tous les peuples ont eu besoin d’avoir recours contre lui au système qu’il employait contre eux : contre ses armées régulières, ils durent avoir recours à des armées régulières ; à son absolutisme, ils durent opposer l’absolutisme. En second lieu, ce système, inconnu depuis plus de mille ans, est entré pour la seconde fois dans le domaine des idées et des faits ; il n’est pas mort avec Charles-Quint, il s’est établi comme tradition et il a été le moyen de gouvernement favori des deux puissantes maisons qui, depuis lui, ont régi l’Europe : la maison d’Autriche et la maison de Bourbon.

Cette invasion de l’individualité humaine, à laquelle Charles-Quint et les princes de sa famille crurent, par conviction et par intérêt, devoir opposer ces chimères de monarchie universelle et de gouvernement renouvelé du monde romain, était-elle donc si redoutable ? A-t-on seulement évité l’anarchie, qu’on voulait comprimer ? L’histoire