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répond à cette question en nous montrant deux cents ans de guerres ininterrompues. Les peuples n’ont rien gagné à être opprimés, pas même la sécurité matérielle. Quelle anarchie, fût-elle longue d’un demi-siècle, aurait égalé les horreurs de la guerre des Pays-Bas et le sanglant imbroglio de la guerre de trente ans ? Quel anabaptiste ou quel sacramentaire aurait pu égaler en crimes le señor soldado, qui pendant plus de cent ans fut la terreur de l’Europe. Si nous n’avons rien gagné, en revanche nous avons beaucoup perdu. Ce système, qui a plus ou moins pesé sur toute l’Europe, a partout infecté les sources de la vie ; aucune nation n’a pu se développer librement et montrer ce dont elle est capable. L’Espagne s’est épuisée pour imposer cette compression, l’Italie en est morte, l’Allemagne en a été contrariée et gênée au point de ne plus être que le séjour d’une race et de ne pouvoir devenir une nation ; quant à la France, son histoire des trois derniers siècles montre assez qu’elle n’a rien évité.

Mais non-seulement la tentative de Charles Quint et de ses imitateurs a été inutile en ce sens qu’elle n’a rien empêché, elle a encore été criminelle en ce sens qu’elle a interrompu le cours de la tradition. C’est là ce que démontre avec une irrésistible évidence toute l’histoire d’Angleterre. Cette éclosion des individualités, qui eut lieu au XVIe siècle, ne fut pas un fait révolutionnaire ; c’était la conséquence naturelle du moyen âge. Les nobles institutions du moyen âge, quelque imparfaites qu’elles fussent, étaient extrêmement favorables au développement de la liberté, et le XVIe siècle, avec son protestantisme et ses revendications de libertés parlementaires, n’était qu’un développement plus large de ces institutions. L’esprit humain ne demandait pas à sortir du moyen âge ; à proprement parler, il demandait à le continuer. Sans l’intervention de Charles-Quint et les moyens de résistance qu’il inventa ou rendit nécessaires, le moyen âge aurait continué en se métamorphosant et en se fondant par degrés dans le monde moderne. C’est donc le système de la monarchie absolue, ce prétendu défenseur de la tradition, qui a été usurpateur, révolutionnaire et anti-chrétien, révolutionnaire parce qu’il a rompu la tradition historique, usurpateur parce qu’il a pris la place des anciennes institutions sous prétexte de les défendre, anti-chrétien parce qu’il fut un retour au système du gouvernement païen. Le continent échappa tout entier au moyen âge, cela est vrai, mais pour se courber sous un fardeau nouveau. L’Angleterre, au contraire, protégée par sa situation insulaire contre le système continental, n’est pas sortie brusquement du moyen âge ; bien plus, elle n’a pas souffert que ses institutions fussent troublées un instant chez elle. Elle a consenti à rester arriérée, et n’a pas voulu payer de sa liberté la