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L’HISTOIRE ET LES HISTORIENS DE L’ITALIE.

L’histoire de Venise tient une assez grande place dans les Archives italiennes. On y trouve une chronique latine du xiie siècle, Chronicon altinate, qui remplit une lacune dans la série des annales de Venise, et contient de curieux détails sur l’ancienne histoire des îles vénitiennes. C’est là son importance et son intérêt ; du reste c’est une narration sèche et sans couleur. Comparez, par exemple, le livre sixième, où en une page sont brièvement racontés le siége de Constantinople par les croisés et les événemens qui l’accompagnent, avec l’admirable récit de notre vieux Villehardouin. Son français énergique est presque contemporain du latin assez barbare de la chronique d’Altino. Il n’y avait nulle prose qui pût le disputer à la nôtre, au xii- siècle et au xiiie siècle aussi bien qu’aux xvii-e siècle et xviii- siècle.

Au xiiie siècle, l’usage du français était déjà répandu partout, et les étrangers rendaient témoignage à l’agrément de notre langue. Nous en trouvons la preuve, sans sortir des Archives, dans la chronique vénitienne écrite en français par Martino da Canale, et souvent citée comme attestant la diffusion et la popularité du français en Europe au moyen âge. Martino da Canale était Vénitien, je n’en saurais douter. L’analogie de son nom nous fait d’abord penser à la cité des canaux, un Vénitien de ce nom paraît dans sa propre chronique, et plus tard dans celle de Malipiero. Sa dévotion à saint Marc, l’enthousiasme avec lequel il revient à plusieurs reprises sur les louanges de Venise, la noble cité[1], de la place et de l’église Saint-Marc, la plus belle place et la plus belle église qui soient au monde, ne laissent guère de doute à cet égard. Rien chez lui n’indique une extraction étrangère. Ce n’est point comme Français qu’il a choisi la langue française pour écrire sa chronique ; c’est, dit-il, por ce que la lengue franceise cort parmi le monde, et est plus deleitable à lire et à oïr que nule autres, qu’il s’est entremis de translater l’ancienne estoire des Veneciens de latin en français. Seulement Martino da Canale, qui avait beaucoup voyagé, était évidemment venu en France et y avait résidé. On voit qu’il est nourri de la lecture des poèmes chevaleresques français, qui formaient à cette époque le fonds commun de la littérature européenne. Il en transporte sans cesse les formes dans sa narration, ce que du reste faisait aussi Villehardouin.

Que vous dirai-je…, le conte dit (or di li contes) : Seignor je veux que vous sachiez, etc. Le récit de la prise de Constantinople, sans valoir celui de Villehardouin, est naïf et animé. On sent encore la provenance de l’auteur dans le rôle en première ligne

  1. « La noble cité que l’on apele Venise, qui est orendroit (maintenant) la plus belle et la plus plaisant dou siècle, pleine de beauté et de tos biens. Les marchandies y corent com leitl’eive (l’eau) des fontaines… Les Veneciens que (qui) sont si preus et si defensables por maintenir l’onor de lor franchise, qu’ils ne trovent emmi la mer ne a pors ou eive cort, nului que li osent moût (mot) soner. »