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qu’il fait jouer aux Vénitiens. Ceux-ci sont représentés comme plus habiles à monter aux échelles que les Francs, qui échouent à un premier assaut, et sont excités et reconfortés par le doge Dandolo. Du reste rien ne peut faire plus d’honneur à ce vieux doge aveugle de quatre-vingt-dix ans que ce que dit Villehardouin de son estrange fierté. « Il estoit tout armé au chief à la proue de sa galère, et avoit devant lui le gonfanon de saint Marc. Il escria as (aux) siens qu’ils le meissent à terre vistement, ou si ce non (sinon) il feroit justice de leur cors. » Telle était la vieille énergie de Venise. On croyait qu’elle s’était éteinte avec son antique patriciat, mais elle s’est retrouvée tout entière lors du dernier siége soutenu par l’indépendance, et le nom de Manin ne mérite pas moins de respect sous ce rapport que celui de Dandolo.

Un monument historique d’une haute importance et publié dans les Archives, ce sont les Annales vénitiennes de Malipiero. Elles embrassent presque toute la dernière moitié du xve siècle, c’est-à-dire l’époque qui vit paraître l’imprimerie, la renaissance et Luther, le monde antique finir par la prise de Constantinople et un monde nouveau se révéler par la découverte de l’Amérique. Cette époque si brillante est, comme le remarque l’éditeur, M. Sagredo, triste pour l’Italie, dont elle prépare la décadence, et en particulier pour Venise, dont elle commence la ruine ; mais il y a un grand intérêt à voir la fière république livrer aux sultans de Constantinople et aux princes italiens ses derniers grands combats, tandis que les étrangers passent les Alpes, que la France et l’Espagne se disputent cette malheureuse Italie, qui depuis lors ne s’est jamais complètement appartenu à elle-même.

Tout ce qui se fait en Italie et presque tout ce qui se passe dans le monde trouve un écho dans les Annales de Malipiero, car Venise, par sa diplomatie et son commerce, touchait à tous les points du globe. La première grande affaire dont il est parlé dans les Annales vénitiennes, c’est le projet d’une croisade contre les Turcs, que Pie II, cet aimable et vaillant pape, s’efforce d’organiser parmi les princes chrétiens. Il aiguillonne dans ses lettres le zèle des Vénitiens, stimule leur lenteur, exalte leurs exploits en Morée, et meurt au milieu de ses préparatifs à Ancône, où le doge était allé le joindre pour se concerter avec lui sur l’expédition et en prendre le commandement. L’enthousiasme religieux qui avait fait les croisades était passé. Le doge ne part point. Les Vénitiens continuent à enlever au sultan, pour leur propre compte, des villes et des forteresses, et quand le successeur de Pie II, Paul II, exhorte ses compatriotes à continuer la campagne contre les infidèles, et leur offre pour cela 300 000 ducats, l’opinion du conseil est « d’accepter la somme, mais que le pays (la terra) ne peut prendre l’engagement de