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dans son atelier sans avoir à faire acte de présence au tribunal révolutionnaire, Gérard n’eut plus d’autre désir que de se signaler au plus tôt par quelque œuvre importante. Les succès qu’avaient obtenus déjà Fabre et Girodet l’excitaient à entrer dans la voie où marchaient ses deux heureux condisciples[1] : pour prendre rang à son tour parmi les peintres d’histoire, il exécuta, non sans de grands efforts de volonté, non sans s’imposer les privations les plus dures, ce tableau de Bélisaire portant son jeune guide que le burin de M. Desnoyers devait plus tard populariser. Au premier moment toutefois, ni la gravure, ni même la faveur intelligente de quelque protecteur des arts ne songèrent à s’emparer de cette toile promise à la célébrité. Gérard attendait en vain que la vente de son tableau vînt lui procurer les moyens d’entreprendre un nouvel ouvrage. Trop fier pour se plaindre et portant courageusement sa misère, il s’était résigné en silence à s’occuper d’obscurs travaux. Ce fut alors qu’un artiste fort peu riche lui-même, mais cependant en meilleure situation de fortune à cette époque que la plupart de ses confrères, le peintre Isabey, s’entremit pour servir de son amitié et de sa bourse la cause de ce jeune talent. Il acheta aussi cher qu’il put le Bélisaire, le garda quelque temps à ses risques et périls ; puis, l’occasion de le céder à un prix plus élevé s’étant présentée, il n’en profita que pour faire accepter à Gérard la différence entre cette seconde somme et le prix d’acquisition première. Gérard de son côté ne voulut pas demeurer en reste de délicatesse : il fit le portrait en pied de l’artiste qui l’avait si généreusement secouru, et comme pour mieux exprimer sa reconnaissance, il mit dans ce simple portrait plus de talent encore, on dirait presque plus d’âme, qu’il n’en avait montré dans son tableau d’histoire.

Ce qui frappe en effet dès le premier coup d’œil lorsqu’on se trouve en face de ce beau portrait d’Isabey, c’est une expression de vérité sans excès, mais profondément ressentie, c’est l’accent du talent épris de sa tâche et la poursuivant jusqu’au bout avec le même entrain. À coup sûr, la science ne fait pas ici défaut au sentiment du peintre, on trouverait difficilement parmi les œuvres appartenant au même genre une œuvre plus correcte de tous points ; mais cette science est si discrète, elle tend si peu à prédominer, qu’on l’oublie en quelque sorte, et que même certains partis pris en vue de l’effet gardent le caractère de la simplicité et de la vraisemblance. Isabey, debout et tenant par la main sa fille, enfant de quatre à cinq ans, s’arrête à l’angle de deux escaliers, dont l’un, à gauche, va se

  1. Fabre avait envoyé de Rome dès 1791 une figure d’Abel qu’un véritable enthousiasme accueillit à Paris ; l’Endymion de Girodet avait paru au salon de 1793.