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ministre peut échouer sous une royauté absolue et trouver dans sa chute même les titres d’une grandeur nouvelle. Turgot reste deux ans au ministère et il y est chargé d’une tâche immense : il ne réussit pas, il n’est pas assez puissant pour dominer l’esprit du roi, pour briser la résistance de la cour, il disparaît de la scène ; mais les principes qu’il a proclamés ne s’évanouissent pas avec lui, des événemens terribles lui donnent raison, la révolution le justifie. Les hommes comme Robert Peel sont plus heureux, ils peuvent lutter et triompher ; Turgot tombe sans combattre et ne paraît pas moins grand.

Voilà deux classes de ministres dans l’histoire politique de l’Europe, et il est évident qu’un conseiller des tsars, si influent qu’on le suppose, ne peut appartenir ni à l’une ni à l’autre. Bien que la destinée du comte Spéranski offre quelque analogie avec celle de Turgot, on ne saurait dire que le malheureux ami d’Alexandre ait été le Turgot de la Russie. Turgot est ministre sous un gouvernement absolu, mais c’est un absolutisme tempéré par les mœurs, par la culture générale du pays, par une littérature généreuse et sensée qui est depuis plusieurs siècles une sorte de tribune nationale. En Russie, rien de pareil, point d’esprit public, point de mœurs libérales ; l’opinion, c’est-à-dire la conscience populaire, n’existe pas encore. La France avait conservé des institutions séculaires dont l’appui n’était pas toujours illusoire ; la Russie était la propriété d’un homme, et ne songeait même pas à s’en plaindre. Turgot voulait moraliser une société corrompue, relever une monarchie décrépite ; Spéranski, sans oser peut-être se l’avouer, avait l’ambition d’émanciper un peuple enfant, il prétendait lui apprendre ses droits et lui donner une âme. Qu’était-il pour une telle entreprise ? Où étaient ses ressources, ses moyens d’action ? Il fut quelques années le confident d’un prince enthousiaste ; il se fia à cette amitié, essaya d’opérer des réformes, souleva des haines, et, abandonné par le monarque en un moment de caprice et de peur, se vit exilé comme un ennemi de l’empire. Je ne dirai pas que ce fut un grand ministre dans un pays où un grand ministre est encore impossible ; mais ce fut un esprit généreux, un philosophe religieux et bienfaisant, un homme d’état libéral dans un pays où le libéralisme est une témérité.

La biographie du comte Spéranski ne nous fait pas seulement connaître une noble figure digne de sympathie et de respect, elle éclaire toute une partie de la société russe. Cet homme qui a rêvé pour tous ses compatriotes la protection du droit commun, et qui est frappé au mépris de toutes les lois, cet homme qui s’élance avec tant d’ardeur dans la carrière des réformes, et qui, après un châtiment inique, reprend sa tâche d’administrateur avec une si humble, une si parfaite soumission, ce sont là des contrastes qui en disent plus