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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/808

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sa volonté est faible. Il rêvera le bien et n’osera l’accomplir ; il donnera et retirera sa faveur avec une promptitude effrayante. Entouré de conseillers qui se défendent eux-mêmes en défendant les injustices sociales, il sera la dupe de l’intrigue et de la calomnie. Malheur au sage qui se sera enthousiasmé avec lui pour la régénération de l’empire ! A la première nouvelle des hardies mesures de Turgot en 1775, Voltaire s’effraie pour son illustre ami :

Quel Hercule, disais-je, a fait ce grand ouvrage ?
Quel dieu vous a sauvés ? — On répond : C’est un sage.
Un sage ! Ah ! juste ciel ! à ce nom je frémis.
Un sage ! il est perdu : c’en est fait, mes amis.

Nous pouvons répéter aussi ce cri d’alarme, car le voici qui se lève en Russie, tout seul contre une légion, ce sage, ce fou, ce téméraire ennemi de l’iniquité. Turgot n’écouta pas l’avertissement de Voltaire ; l’homme dont je parle ne l’aurait pas écouté davantage. Il est confiant, il met la main à l’œuvre, il brave tous les périls, et moins heureux que Turgot, ce n’est pas seulement par une retraite forcée qu’il sera récompensé de ses efforts. Dans un pays où le caprice du maître est la suprême loi, les humiliations les plus cruelles devaient succéder pour lui à une faveur inespérée.

Le comte Spéranski est-il donc un de ces génies privilégiés que l’histoire doit ranger parmi les réformateurs des états ? Ce serait fausser le sens des mots que de lui décerner ce titre, ce serait aussi méconnaître son temps et son pays. Le comte Spéranski a exercé ses talens dans un empire où il n’y a pas encore de place pour un tel rôle. Il y a deux classes très distinctes parmi les grands ministres ; ceux qui s’élèvent dans un gouvernement absolu ne ressemblent pas à ceux que produisent les pays libres. Ici, c’est William Pitt ou Robert Peel, c’est-à-dire des hommes qui, par la toute-puissance de l’action, par l’influence de la parole et des idées, font triompher des principes d’où dépend la régénération ou le salut du pays ; là, ce sont de puissans esprits, un Richelieu, un Colbert, un Oxenstiern, délégués non pas de la nation entière, mais d’une volonté unique, et qui, malgré la grandeur de leurs services, participent toujours au caractère et aux défauts de ce pouvoir absolu dont ils sont les agens. On peut appliquer à l’absolutisme ce que La Fontaine dit de la Fortune : il vend ce qu’on croit qu’il donne. Combien d’hommes, au moment où ils tiennent enfin ce pouvoir que leur abandonne le prince, ont sacrifié, pour arriver là, les meilleures inspirations de leur âme ! Ils les sacrifieront encore pour s’y maintenir. De là une différence essentielle entre ces deux catégories de ministres que je distinguais tout à l’heure ; si un homme d’état, au sein d’un peuple libre, ne réussit pas à faire triompher ses idées, il est responsable de sa défaite. Un