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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/828

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semblait le maître du monde. À Paris, à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, il était enivré d’hommages et d’adulations. Avait-il le temps de penser à celui qu’il avait naguère honoré de son amitié et qui languissait dans l’exil ? La fille du proscrit avait déployé vainement mille efforts pour faire parvenir une supplique entre les mains du tsar ; une ancienne amie de l’infortuné, Mme Krehmer, fut plus heureuse et accomplit enfin cette œuvre de miséricorde. Encore quelques mois d’angoisses, et le père et la fille purent se retrouver. Spéranski possédait un petit domaine dans le gouvernement de Novogorod, le tsar lui permit de s’y rendre : doux exil assurément, si on le compare à celui d’où il sortait. Sans doute Spéranski avait encore à lutter contre la misère ; cette petite terre où il était confiné suffisait à peine aux premiers besoins de la vie. Qu’importe ? il n’avait plus à monter et à descendre l’escalier de l’étranger ; il habitait sous son toit, sa fille était près de lui. Cette fille si chère, le seul souvenir d’un bonheur trop rapide, ce n’était plus un enfant. Celle qui, toute jeune encore, s’était associée si vaillamment à sa douleur pouvait s’associer maintenant aux travaux de son esprit. L’illustre exilé prit plaisir à former cette précoce intelligence, déjà si bien préparée par les vicissitudes de la vie. L’étude de la religion et des littératures modernes remplissait leurs journées. L’amour de la nature se mêlait aux enchantemens de l’esprit, et ce petit domaine de Novogorod se transformait pour la jeune fille en une sorte de paradis terrestre.

Pourquoi craindrais-je d’insister sur ces détails ? Ils peignent bien l’âme dévouée de l’ancien ministre, et ils viennent d’être consacrés dans un ouvrage qui honore les lettres françaises à l’étranger. Ouvrez un livre dont un épisode a paru ici même[1], les Pèlerins russes à Jérusalem, par Mme la comtesse de Bagréef-Spéranski ; vous y trouverez une touchante histoire, le Moine du Mont-Athos, où cette rustique villa des environs de Novogorod est décrite avec un profond sentiment de poésie. L’auteur embellit la scène, il agrandit le château, il idéalise les bois et les montagnes ; mais ces naïfs mensonges sont plus vrais que la réalité, puisqu’ils nous retracent les impressions d’une âme qui s’ouvre à l’enthousiasme et au bonheur. Après ces longues années de misère, le printemps est plus doux dans le champ paternel, les fleurs sont plus parfumées, les chants des oiseaux plus mélodieux ; le petit cours d’eau qui arrose la prairie semble plus beau que les flots de l’Archipel ou les torrens du Mont-Athos.

Deux années s’écoulèrent pour le père et la fille dans ces solitudes

  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1853, Xenia Damianovna, scènes de la vie russe, par Mme de Bagréef-Spéranski.