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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/829

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aimées. Spéranski ne demandait plus rien aux hommes ; désabusé des grandeurs, il ne souhaitait que l’oubli du monde et la paix, lorsqu’un ukase impérial, en changeant une fois encore le lieu de son exil, annonça de la part d’Alexandre un commencement de réparation : Spéranski était nommé gouverneur de Penza. Le texte vraiment extraordinaire de l’ukase mérite d’être cité. Le tsar ne craint pas d’avouer son erreur, et il s’exprime ainsi : « Ayant cru devoir, à cause de circonstances particulières, éloigner M. Spéranski des affaires de l’état, nous avons eu depuis cette époque le loisir d’examiner attentivement les motifs de sa disgrâce. Assuré maintenant qu’aucun soupçon ne peut s’attacher à sa conduite, nous lui donnons le moyen de se réhabiliter en le nommant gouverneur de notre province de Penza. » Ce poste était si inférieur à ceux qu’il avait occupés avant 1812, qu’on ne pouvait guère y voir qu’un adoucissement, et non une révocation de sa peine. Le gouverneur de Penza était toujours sous le coup d’une sentence d’exil : non-seulement il lui était interdit de reparaître à Saint-Pétersbourg, on lui défendait même de franchir les limites de son gouvernement. On conçoit tout ce que cette situation offrait d’embarras et d’ennuis. La province de Penza se résignait difficilement à être gouvernée par un proscrit dont la réhabilitation était encore si incomplète. Spéranski fut reçu avec défiance, mais on sait déjà quelles étaient les séductions de son cœur et de son esprit. Il parut à peine remarquer la malveillance publique ; simple, affable, dévoué aux intérêts de tous, il triompha des préventions, et il était déjà pour ses administrés un objet d’affection enthousiaste lorsque, deux années après, en 1819, le tsar l’appela au gouvernement de la Sibérie.

Quel contraste ! Sept ans auparavant, il languissait, tra la perduta gente, comme dit Alighieri, dans l’une des plus tristes solitudes de cette terre de douleurs ; le voilà maintenant qui règne sur ces contrées immenses. Ces talens d’administrateur qu’il avait déployés à Saint-Pétersbourg vont s’exercer sur un théâtre où il faut tout faire et tout créer. Cette fois la réhabilitation est complète. Songez quels trésors de courage étaient nécessaires pour purger ce malheureux pays des malversations et des crimes qui le désolaient ! Aujourd’hui la Sibérie est divisée en deux gouvernemens distincts ; Spéranski la gouvernait tout entière, et des montagnes de l’Oural à la frontière chinoise, sa vigilance devait tout embrasser. Plus d’un cœur énergique eût reculé devant ce travail ; lui-même, malgré son dévouement, il lui arriva en maintes rencontres de pousser un cri de désespoir. J’ai sous les yeux une lettre qu’il écrivait au ministre Arackchef : « Qu’ai-je donc fait, s’écrie-t-il avec une sorte de lassitude et d’effroi, pour qu’on m’impose une pareille tâche sans me